J’avisai alors la boutique à louer, séparée
seulement de celle de Jupien par une cloison extrêmement mince. Je
n’avais pour m’y rendre qu’à remonter à notre appartement, aller à
la cuisine, descendre l’escalier de service jusqu’aux caves, les
suivre intérieurement pendant toute la largeur de la cour, et,
arrivé à l’endroit du sous-sol où l’ébéniste, il y a quelques mois
encore, serrait ses boiseries, où Jupien comptait mettre son
charbon, monter les quelques marches qui accédaient à l’intérieur
de la boutique. Ainsi toute ma route se ferait à couvert, je ne
serais vu de personne. C’était le moyen le plus prudent. Ce ne fut
pas celui que j’adoptai, mais, longeant les murs, je contournai à
l’air libre la cour en tâchant de ne pas être vu. Si je ne le fus
pas, je pense que je le dois plus au hasard qu’à ma sagesse. Et au
fait que j’aie pris un parti si imprudent, quand le cheminement
dans la cave était si sûr, je vois trois raisons possibles, à
supposer qu’il y en ait une. Mon impatience d’abord. Puis peut-être
un obscur ressouvenir de la scène de Montjouvain, caché devant la
fenêtre de Mlle Vinteuil. De fait, les choses de ce
genre auxquelles j’assistai eurent toujours, dans la mise en scène,
le caractère le plus imprudent et le moins vraisemblable, comme si
de telles révélations ne devaient être la récompense que d’un acte
plein de risques, quoique en partie clandestin. Enfin j’ose à
peine, à cause de son caractère d’enfantillage, avouer la troisième
raison, qui fut, je crois bien, inconsciemment déterminante. Depuis
que pour suivre – et voir se démentir – les principes militaires de
Saint-Loup, j’avais suivi avec grand détail la guerre des Boërs,
j’avais été conduit à relire d’anciens récits d’explorations, de
voyages. Ces récits m’avaient passionné et j’en faisais
l’application dans la vie courante pour me donner plus de courage.
Quand des crises m’avaient forcé à rester plusieurs jours et
plusieurs nuits de suite non seulement sans dormir, mais sans
m’étendre, sans boire et sans manger, au moment où l’épuisement et
la souffrance devenaient tels que je pensais n’en sortir jamais, je
pensais à tel voyageur jeté sur la grève, empoisonné par des herbes
malsaines, grelottant de fièvre dans ses vêtements trempés par
l’eau de la mer, et qui pourtant se sentait mieux au bout de deux
jours, reprenait au hasard sa route, à la recherche d’habitants
quelconques, qui seraient peut-être des anthropophages. Leur
exemple me tonifiait, me rendait l’espoir, et j’avais honte d’avoir
eu un moment de découragement. Pensant aux Boërs qui, ayant en face
d’eux des armées anglaises, ne craignaient pas de s’exposer au
moment où il fallait traverser, avant de retrouver un fourré, des
parties de rase campagne : « Il ferait beau voir,
pensai-je, que je fusse plus pusillanime, quand le théâtre
d’opérations est simplement notre propre cour, et quand, moi qui me
suis battu plusieurs fois en duel sans aucune crainte, au moment de
l’affaire Dreyfus, le seul fer que j’aie à craindre est celui du
regard des voisins qui ont autre chose à faire qu’à regarder dans
la cour. »
Mais quand je fus dans la boutique, évitant de faire craquer le
moins du monde le plancher, en me rendant compte que le moindre
craquement dans la boutique de Jupien s’entendait de la mienne, je
songeai combien Jupien et M. de Charlus avaient été imprudents et
combien la chance les avait servis.
Je n’osais bouger. Le palefrenier des Guermantes, profitant sans
doute de leur absence, avait bien transféré dans la boutique où je
me trouvais une échelle serrée jusque-là dans la remise. Et si j’y
étais monté j’aurais pu ouvrir le vasistas et entendre comme si
j’avais été chez Jupien même. Mais je craignais de faire du bruit.
Du reste c’était inutile. Je n’eus même pas à regretter de n’être
arrivé qu’au bout de quelques minutes dans ma boutique. Car d’après
ce que j’entendis les premiers temps dans celle de Jupien et qui ne
furent que des sons inarticulés, je suppose que peu de paroles
furent prononcées. Il est vrai que ces sons étaient si violents
que, s’ils n’avaient pas été toujours repris un octave plus haut
par une plainte parallèle, j’aurais pu croire qu’une personne en
égorgeait une autre à côté de moi et qu’ensuite le meurtrier et sa
victime ressuscitée prenaient un bain pour effacer les traces du
crime. J’en conclus plus tard qu’il y a une chose aussi bruyante
que la souffrance, c’est le plaisir, surtout quand s’y ajoutent – à
défaut de la peur d’avoir des enfants, ce qui ne pouvait être le
cas ici, malgré l’exemple peu probant de la Légende dorée – des
soucis immédiats de propreté. Enfin au bout d’une demi-heure
environ (pendant laquelle je m’étais hissé à pas de loup sur mon
échelle afin de voir par le vasistas que je n’ouvris pas), une
conversation s’engagea. Jupien refusait avec force l’argent que M.
de Charlus voulait lui donner.
Au bout d’une demi-heure, M. de Charlus ressortit.
« Pourquoi avez-vous votre menton rasé comme cela, dit-il au
baron d’un ton de câlinerie. C’est si beau une belle barbe. –
Fi ! c’est dégoûtant », répondit le baron.
Cependant il s’attardait encore sur le pas de la porte et
demandait à Jupien des renseignements sur le quartier. « Vous
ne savez rien sur le marchand de marrons du coin, pas à gauche,
c’est une horreur, mais du côté pair, un grand gaillard tout
noir ? Et le pharmacien d’en face, il a un cycliste très
gentil qui porte ses médicaments. » Ces questions froissèrent
sans doute Jupien car, se redressant avec le dépit d’une grande
coquette trahie, il répondit : « Je vois que vous avez un
cœur d’artichaut. » Proféré d’un ton douloureux, glacial et
maniéré, ce reproche fut sans doute sensible à M. de Charlus qui,
pour effacer la mauvaise impression que sa curiosité avait
produite, adressa à Jupien, trop bas pour que je distinguasse bien
les mots, une prière qui nécessiterait sans doute qu’ils
prolongeassent leur séjour dans la boutique et qui toucha assez le
giletier pour effacer sa souffrance, car il considéra la figure du
baron, grasse et congestionnée sous les cheveux gris, de l’air noyé
de bonheur de quelqu’un dont on vient de flatter profondément
l’amour-propre, et, se décidant à accorder à M.
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