Un des garçons d’étage m’était
connu, je lui désignai un curieux petit « chasseur » qui
fermait les portières et qui resta réfractaire à mes propositions.
À la fin exaspéré, pour lui prouver que mes intentions étaient
pures, je lui fis offrir une somme ridiculement élevée pour monter
seulement me parler cinq minutes dans ma chambre. Je l’attendis
inutilement. Je le pris alors en un tel dégoût que je sortais par
la porte de service pour ne pas apercevoir la frimousse de ce
vilain petit drôle. J’ai su depuis qu’il n’avait jamais eu aucune
de mes lettres, qui avaient été interceptées, la première par le
garçon d’étage qui était envieux, la seconde par le concierge de
jour qui était vertueux, la troisième par le concierge de nuit qui
aimait le jeune chasseur et couchait avec lui à l’heure où Diane se
levait. Mais mon dégoût n’en a pas moins persisté, et
m’apporterait-on le chasseur comme un simple gibier de chasse sur
un plat d’argent, je le repousserais avec un vomissement. Mais
voilà le malheur, nous avons parlé de choses sérieuses et
maintenant c’est fini entre nous pour ce que j’espérais. Mais vous
pourriez me rendre de grands services, vous entremettre ; et
puis non, rien que cette idée me rend quelque gaillardise et je
sens que rien n’est fini. »
Dès le début de cette scène, une révolution, pour mes yeux
dessillés, s’était opérée en M. de Charlus, aussi complète, aussi
immédiate que s’il avait été touché par une baguette magique.
Jusque-là, parce que je n’avais pas compris, je n’avais pas vu. Le
vice (on parle ainsi pour la commodité du langage), le vice de
chacun l’accompagne à la façon de ce génie qui était invisible pour
les hommes tant qu’ils ignoraient sa présence. La bonté, la
fourberie, le nom, les relations mondaines, ne se laissent pas
découvrir, et on les porte cachés. Ulysse lui-même ne reconnaissait
pas d’abord Athéné. Mais les dieux sont immédiatement perceptibles
aux dieux, le semblable aussi vite au semblable, ainsi encore
l’avait été M. de Charlus à Jupien. Jusqu’ici je m’étais trouvé, en
face de M. de Charlus, de la même façon qu’un homme distrait,
lequel, devant une femme enceinte dont il n’a pas remarqué la
taille alourdie, s’obstine, tandis qu’elle lui répète en
souriant : « Oui, je suis un peu fatiguée en ce
moment », à lui demander indiscrètement :
« Qu’avez-vous donc ? » Mais que quelqu’un lui
dise : « Elle est grosse », soudain il aperçoit le
ventre et ne verra plus que lui. C’est la raison qui ouvre les
yeux ; une erreur dissipée nous donne un sens de plus.
Les personnes qui n’aiment pas se reporter comme exemples de
cette loi aux messieurs de Charlus de leur connaissance, que
pendant bien longtemps elles n’avaient pas soupçonnés, jusqu’au
jour où, sur la surface unie de l’individu pareil aux autres, sont
venus apparaître, tracés en une encre jusque-là invisible, les
caractères qui composent le mot cher aux anciens Grecs, n’ont, pour
se persuader que le monde qui les entoure leur apparaît d’abord nu,
dépouillé de mille ornements qu’il offre à de plus instruits, qu’à
se souvenir combien de fois, dans la vie, il leur est arrivé d’être
sur le point de commettre une gaffe. Rien, sur le visage privé de
caractères de tel ou tel homme, ne pouvait leur faire supposer
qu’il était précisément le frère, ou le fiancé, ou l’amant d’une
femme dont elles allaient dire : « Quel
chameau ! » Mais alors, par bonheur, un mot que leur
chuchote un voisin arrête sur leurs lèvres le terme fatal. Aussitôt
apparaissent, comme un Mane, Thecel, Phares, ces
mots : il est le fiancé, ou : il est le frère, ou :
il est l’amant de la femme qu’il ne convient pas d’appeler devant
lui : « chameau ». Et cette seule notion nouvelle
entraînera tout un regroupement, le retrait ou l’avance de la
fraction des notions, désormais complétées, qu’on possédait sur le
reste de la famille. En M. de Charlus un autre être avait beau
s’accoupler, qui le différenciait des autres hommes, comme dans le
centaure le cheval, cet être avait beau faire corps avec le baron,
je ne l’avais jamais aperçu. Maintenant l’abstrait s’était
matérialisé, l’être enfin compris avait aussitôt perdu son pouvoir
de rester invisible, et la transmutation de M. de Charlus en une
personne nouvelle était si complète, que non seulement les
contrastes de son visage, de sa voix, mais rétrospectivement les
hauts et les bas eux-mêmes de ses relations avec moi, tout ce qui
avait paru jusque-là incohérent à mon esprit, devenaient
intelligibles, se montraient évidents, comme une phrase, n’offrant
aucun sens tant qu’elle reste décomposée en lettres disposées au
hasard, exprime, si les caractères se trouvent replacés dans
l’ordre qu’il faut, une pensée que l’on ne pourra plus oublier.
De plus je comprenais maintenant pourquoi tout à l’heure, quand
je l’avais vu sortir de chez Mme de Villeparisis,
j’avais pu trouver que M. de Charlus avait l’air d’une femme :
c’en était une ! Il appartenait à la race de ces êtres, moins
contradictoires qu’ils n’en ont l’air, dont l’idéal est viril,
justement parce que leur tempérament est féminin, et qui sont dans
la vie pareils, en apparence seulement, aux autres hommes ; là
où chacun porte, inscrite en ces yeux à travers lesquels il voit
toutes choses dans l’univers, une silhouette installée dans la
facette de la prunelle, pour eux ce n’est pas celle d’une nymphe,
mais d’un éphèbe. Race sur qui pèse une malédiction et qui doit
vivre dans le mensonge et le parjure, puisqu’elle sait tenu pour
punissable et honteux, pour inavouable, son désir, ce qui fait pour
toute créature la plus grande douceur de vivre ; qui doit
renier son Dieu, puisque, même chrétiens, quand à la barre du
tribunal ils comparaissent comme accusés, il leur faut, devant le
Christ et en son nom, se défendre comme d’une calomnie de ce qui
est leur vie même ; fils sans mère, à laquelle ils sont
obligés de mentir toute la vie et même à l’heure de lui fermer les
yeux ; amis sans amitiés, malgré toutes celles que leur charme
fréquemment reconnu inspire et que leur cœur souvent bon
ressentirait ; mais peut-on appeler amitiés ces relations qui
ne végètent qu’à la faveur d’un mensonge et d’où le premier élan de
confiance et de sincérité qu’ils seraient tentés d’avoir les ferait
rejeter avec dégoût, à moins qu’ils n’aient à faire à un esprit
impartial, voire sympathique, mais qui alors, égaré à leur endroit
par une psychologie de convention, fera découler du vice confessé
l’affection même qui lui est la plus étrangère, de même que
certains juges supposent et excusent plus facilement l’assassinat
chez les invertis et la trahison chez les Juifs pour des raisons
tirées du péché originel et de la fatalité de la race. Enfin – du
moins selon la première théorie que j’en esquissais alors, qu’on
verra se modifier par la suite, et en laquelle cela les eût
par-dessus tout fâchés si cette contradiction n’avait été dérobée à
leurs yeux par l’illusion même que les faisait voir et vivre –
amants à qui est presque fermée la possibilité de cet amour dont
l’espérance leur donne la force de supporter tant de risques et de
solitudes, puisqu’ils sont justement épris d’un homme qui n’aurait
rien d’une femme, d’un homme qui ne serait pas inverti et qui, par
conséquent, ne peut les aimer ; de sorte que leur désir serait
à jamais inassouvissable si l’argent ne leur livrait de vrais
hommes, et si l’imagination ne finissait par leur faire prendre
pour de vrais hommes les invertis à qui ils se sont prostitués.
Sans honneur que précaire, sans liberté que provisoire, jusqu’à la
découverte du crime ; sans situation qu’instable, comme pour
le poète la veille fêté dans tous les salons, applaudi dans tous
les théâtres de Londres, chassé le lendemain de tous les garnis
sans pouvoir trouver un oreiller où reposer sa tête, tournant la
meule comme Samson et disant comme lui : « Les deux sexes
mourront chacun de son côté » ; exclus même, hors les
jours de grande infortune où le plus grand nombre se rallie autour
de la victime, comme les Juifs autour de Dreyfus, de la sympathie –
parfois de la société – de leurs semblables, auxquels ils donnent
le dégoût de voir ce qu’ils sont, dépeint dans un miroir qui, ne
les flattant plus, accuse toutes les tares qu’ils n’avaient pas
voulu remarquer chez eux-mêmes et qui leur fait comprendre que ce
qu’ils appelaient leur amour (et à quoi, en jouant sur le mot, ils
avaient, par sens social, annexé tout ce que la poésie, la
peinture, la musique, la chevalerie, l’ascétisme, ont pu ajouter à
l’amour) découle non d’un idéal de beauté qu’ils ont élu, mais
d’une maladie inguérissable ; comme les Juifs encore (sauf
quelques-uns qui ne veulent fréquenter que ceux de leur race, ont
toujours à la bouche les mots rituels et les plaisanteries
consacrées) se fuyant les uns les autres, recherchant ceux qui leur
sont le plus opposés, qui ne veulent pas d’eux, pardonnant leurs
rebuffades, s’enivrant de leurs complaisances ; mais aussi
rassemblés à leurs pareils par l’ostracisme qui les frappe,
l’opprobre où ils sont tombés, ayant fini par prendre, par une
persécution semblable à celle d’Israël, les caractères physiques et
moraux d’une race, parfois beaux, souvent affreux, trouvant (malgré
toutes les moqueries dont celui qui, plus mêlé, mieux assimilé à la
race adverse, est relativement, en apparence, le moins inverti,
accable qui l’est demeuré davantage) une détente dans la
fréquentation de leurs semblables, et même un appui dans leur
existence, si bien que, tout en niant qu’ils soient une race (dont
le nom est la plus grande injure), ceux qui parviennent à cacher
qu’ils en sont, ils les démasquent volontiers, moins pour leur
nuire, ce qu’ils ne détestent pas, que pour s’excuser, et allant
chercher, comme un médecin l’appendicite, l’inversion jusque dans
l’histoire, ayant plaisir à rappeler que Socrate était l’un d’eux,
comme les Israélites disent de Jésus, sans songer qu’il n’y avait
pas d’anormaux quand l’homosexualité était la norme, pas
d’antichrétiens avant le Christ, que l’opprobre seul fait le crime,
parce qu’il n’a laissé subsister que ceux qui étaient réfractaires
à toute prédication, à tout exemple, à tout châtiment, en vertu
d’une disposition innée tellement spéciale qu’elle répugne plus aux
autres hommes (encore qu’elle puisse s’accompagner de hautes
qualités morales) que de certains vices qui y contredisent, comme
le vol, la cruauté, la mauvaise foi, mieux compris, donc plus
excusés du commun des hommes ; formant une franc-maçonnerie
bien plus étendue, plus efficace et moins soupçonnée que celle des
loges, car elle repose sur une identité de goûts, de besoins,
d’habitudes, de dangers, d’apprentissage, de savoir, de trafic, de
glossaire, et dans laquelle les membres mêmes qui souhaitent de ne
pas se connaître aussitôt se reconnaissent à des signes naturels ou
de convention, involontaires ou voulus, qui signalent un de ses
semblables au mendiant dans le grand seigneur à qui il ferme la
portière de sa voiture, au père dans le fiancé de sa fille, à celui
qui avait voulu se guérir, se confesser, qui avait à se défendre,
dans le médecin, dans le prêtre, dans l’avocat qu’il est allé
trouver ; tous obligés à protéger leur secret, mais ayant leur
part d’un secret des autres que le reste de l’humanité ne soupçonne
pas et qui fait qu’à eux les romans d’aventure les plus
invraisemblables semblent vrais, car dans cette vie romanesque,
anachronique, l’ambassadeur est ami du forçat ; le prince,
avec une certaine liberté d’allures que donne l’éducation
aristocratique et qu’un petit bourgeois tremblant n’aurait pas, en
sortant de chez la duchesse s’en va conférer avec l’apache ;
partie réprouvée de la collectivité humaine, mais partie
importante, soupçonnée là où elle n’est pas étalée, insolente,
impunie là où elle n’est pas devinée ; comptant des adhérents
partout, dans le peuple, dans l’armée, dans le temple, au bagne,
sur le trône ; vivant enfin, du moins un grand nombre, dans
l’intimité caressante et dangereuse avec les hommes de l’autre
race, les provoquant, jouant avec eux à parler de son vice comme
s’il n’était pas sien, jeu qui est rendu facile par l’aveuglement
ou la fausseté des autres, jeu qui peut se prolonger des années
jusqu’au jour du scandale où ces dompteurs sont dévorés ;
jusque-là obligés de cacher leur vie, de détourner leurs regards
d’où ils voudraient se fixer, de les fixer sur ce dont ils
voudraient se détourner, de changer le genre de bien des adjectifs
dans leur vocabulaire, contrainte sociale légère auprès de la
contrainte intérieure que leur vice, ou ce qu’on nomme improprement
ainsi, leur impose non plus à l’égard des autres mais d’eux-mêmes,
et de façon qu’à eux-mêmes il ne leur paraisse pas un vice. Mais
certains, plus pratiques, plus pressés, qui n’ont pas le temps
d’aller faire leur marché et de renoncer à la simplification de la
vie et à ce gain de temps qui peut résulter de la coopération, se
sont fait deux sociétés dont la seconde est composée exclusivement
d’êtres pareils à eux.
Cela frappe chez ceux qui sont pauvres et venus de la province,
sans relations, sans rien que l’ambition d’être un jour médecin ou
avocat célèbre, ayant un esprit encore vide d’opinions, un corps
dénué de manières et qu’ils comptent rapidement orner, comme ils
achèteraient pour leur petite chambre du quartier latin des meubles
d’après ce qu’ils remarqueraient et calqueraient chez ceux qui sont
déjà « arrivés » dans la profession utile et sérieuse où
ils souhaitent de s’encadrer et de devenir illustres ; chez
ceux-là, leur goût spécial, hérité à leur insu, comme des
dispositions pour le dessin, pour la musique, est peut-être, à la
vérité, la seule originalité vivace, despotique – et qui tels soirs
les force à manquer telle réunion utile à leur carrière avec des
gens dont, pour le reste, ils adoptent les façons de parler, de
penser, de s’habiller, de se coiffer. Dans leur quartier, où ils ne
fréquentent sans cela que des condisciples, des maîtres ou quelque
compatriote arrivé et protecteur, ils ont vite découvert d’autres
jeunes gens que le même goût particulier rapproche d’eux, comme
dans une petite ville se lient le professeur de seconde et le
notaire qui aiment tous les deux la musique de chambre, les ivoires
du moyen âge ; appliquant à l’objet de leur distraction le
même instinct utilitaire, le même esprit professionnel qui les
guide dans leur carrière, ils les retrouvent à des séances où nul
profane n’est admis, pas plus qu’à celles qui réunissent des
amateurs de vieilles tabatières, d’estampes japonaises, de fleurs
rares, et où, à cause du plaisir de s’instruire, de l’utilité des
échanges et de la crainte des compétitions, règne à la fois, comme
dans une bourse aux timbres, l’entente étroite des spécialistes et
les féroces rivalités des collectionneurs. Personne d’ailleurs,
dans le café où ils ont leur table, ne sait quelle est cette
réunion, si c’est celle d’une société de pêche, des secrétaires de
rédaction, ou des enfants de l’Indre, tant leur tenue est correcte,
leur air réservé et froid, et tant ils n’osent regarder qu’à la
dérobée les jeunes gens à la mode, les jeunes « lions »
qui, à quelques mètres plus loin, font grand bruit de leurs
maîtresses, et parmi lesquels ceux qui les admirent sans oser lever
les yeux apprendront seulement vingt ans plus tard, quand les uns
seront à la veille d’entrer dans une académie et les autres de
vieux hommes de cercle, que le plus séduisant, maintenant un gros
et grisonnant Charlus, était en réalité pareil à eux, mais
ailleurs, dans un autre monde, sous d’autres symboles extérieurs,
avec des signes étrangers, dont la différence les a induits en
erreur. Mais les groupements sont plus ou moins avancés ; et
comme l’« Union des gauches » diffère de la
« Fédération socialiste » et telle société de musique
Mendelssohnienne de la Schola Cantorum, certains soirs, à une autre
table, il y a des extrémistes qui laissent passer un bracelet sous
leur manchette, parfois un collier dans l’évasement de leur col,
forcent par leurs regards insistants, leurs gloussements, leurs
rires, leurs caresses entre eux, une bande de collégiens à s’enfuir
au plus vite, et sont servis, avec une politesse sous laquelle
couve l’indignation, par un garçon qui, comme les soirs où il sert
les dreyfusards, aurait plaisir à aller chercher la police s’il
n’avait avantage à empocher les pourboires.
C’est à ces organisations professionnelles que l’esprit oppose
le goût des solitaires, et sans trop d’artifices d’une part,
puisqu’il ne fait en cela qu’imiter les solitaires eux-mêmes qui
croient que rien ne diffère plus du vice organisé que ce qui leur
paraît à eux un amour incompris, avec quelque artifice toutefois,
car ces différentes classes répondent, tout autant qu’à des types
physiologiques divers, à des moments successifs d’une évolution
pathologique ou seulement sociale.
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