Et il est bien rare en effet
qu’un jour ou l’autre, ce ne soit pas dans de telles organisations
que les solitaires viennent se fondre, quelquefois par simple
lassitude, par commodité (comme finissent ceux qui en ont été le
plus adversaires par faire poser chez eux le téléphone, par
recevoir les Iéna, ou par acheter chez Potin). Ils y sont
d’ailleurs généralement assez mal reçus, car, dans leur vie
relativement pure, le défaut d’expérience, la saturation par la
rêverie où ils sont réduits, ont marqué plus fortement en eux ces
caractères particuliers d’efféminement que les professionnels ont
cherché à effacer. Et il faut avouer que chez certains de ces
nouveaux venus, la femme n’est pas seulement intérieurement unie à
l’homme, mais hideusement visible, agités qu’ils sont dans un
spasme d’hystérique, par un rire aigu qui convulse leurs genoux et
leurs mains, ne ressemblant pas plus au commun des hommes que ces
singes à l’œil mélancolique et cerné, aux pieds prenants, qui
revêtent le smoking et portent une cravate noire ; de sorte
que ces nouvelles recrues sont jugées, par de moins chastes
pourtant, d’une fréquentation compromettante, et leur admission
difficile ; on les accepte cependant et ils bénéficient alors
de ces facilités par lesquelles le commerce, les grandes
entreprises, ont transformé la vie des individus, leur ont rendu
accessibles des denrées jusque-là trop dispendieuses à acquérir et
même difficiles à trouver, et qui maintenant les submergent par la
pléthore de ce que seuls ils n’avaient pu arriver à découvrir dans
les plus grandes foules. Mais, même avec ces exutoires
innombrables, la contrainte sociale est trop lourde encore pour
certains, qui se recrutent surtout parmi ceux chez qui la
contrainte mentale ne s’est pas exercée et qui tiennent encore pour
plus rare qu’il n’est leur genre d’amour. Laissons pour le moment
de côté ceux qui, le caractère exceptionnel de leur penchant les
faisant se croire supérieurs à elles, méprisent les femmes, font de
l’homosexualité le privilège des grands génies et des époques
glorieuses, et quand ils cherchent à faire partager leur goût, le
font moins à ceux qui leur semblent y être prédisposés, comme le
morphinomane fait pour la morphine, qu’à ceux qui leur en semblent
dignes, par zèle d’apostolat, comme d’autres prêchent le sionisme,
le refus du service militaire, le saint-simonisme, le végétarisme
et l’anarchie. Quelques-uns, si on les surprend le matin encore
couchés, montrent une admirable tête de femme, tant l’expression
est générale et symbolise tout le sexe ; les cheveux eux-mêmes
l’affirment, leur inflexion est si féminine, déroulés, ils tombent
si naturellement en tresses sur la joue, qu’on s’émerveille que la
jeune femme, la jeune fille, Galathée qui s’éveille à peine dans
l’inconscient de ce corps d’homme où elle est enfermée, ait su si
ingénieusement, de soi-même, sans l’avoir appris de personne,
profiter des moindres issues de sa prison, trouver ce qui était
nécessaire à sa vie. Sans doute le jeune homme qui a cette tête
délicieuse ne dit pas : « Je suis une femme. » Même
si – pour tant de raisons possibles – il vit avec une femme, il
peut lui nier que lui en soit une, lui jurer qu’il n’a jamais eu de
relations avec des hommes. Qu’elle le regarde comme nous venons de
le montrer, couché dans un lit, en pyjama, les bras nus, le cou nu
sous les cheveux noirs. Le pyjama est devenu une camisole de femme,
la tête celle d’une jolie Espagnole. La maîtresse s’épouvante de
ces confidences faites à ses regards, plus vraies que ne pourraient
être des paroles, des actes mêmes, et que les actes mêmes, s’ils ne
l’ont déjà fait, ne pourront manquer de confirmer, car tout être
suit son plaisir, et si cet être n’est pas trop vicieux, il le
cherche dans un sexe opposé au sien. Et pour l’inverti le vice
commence, non pas quand il noue des relations (car trop de raisons
peuvent les commander), mais quand il prend son plaisir avec des
femmes. Le jeune homme que nous venons d’essayer de peindre était
si évidemment une femme, que les femmes qui le regardaient avec
désir étaient vouées (à moins d’un goût particulier) au même
désappointement que celles qui, dans les comédies de Shakespeare,
sont déçues par une jeune fille déguisée qui se fait passer pour un
adolescent. La tromperie est égale, l’inverti même le sait, il
devine la désillusion que, le travestissement ôté, la femme
éprouvera, et sent combien cette erreur sur le sexe est une source
de fantaisiste poésie. Du reste, même à son exigeante maîtresse, il
a beau ne pas avouer (si elle n’est pas gomorrhéenne) :
« Je suis une femme », pourtant en lui, avec quelles
ruses, quelle agilité, quelle obstination de plante grimpante, la
femme inconsciente et visible cherche-t-elle l’organe masculin. On
n’a qu’à regarder cette chevelure bouclée sur l’oreiller blanc pour
comprendre que le soir, si ce jeune homme glisse hors des doigts de
ses parents, malgré eux, malgré lui ce ne sera par pour aller
retrouver des femmes. Sa maîtresse peut le châtier, l’enfermer, le
lendemain l’homme-femme aura trouvé le moyen de s’attacher à un
homme, comme le volubilis jette ses vrilles là où se trouve une
pioche ou un râteau. Pourquoi, admirant dans le visage de cet homme
des délicatesses qui nous touchent, une grâce, un naturel dans
l’amabilité comme les hommes n’en ont point, serions-nous désolés
d’apprendre que ce jeune homme recherche les boxeurs ? Ce sont
des aspects différents d’une même réalité. Et même, celui qui nous
répugne est le plus touchant, plus touchant que toutes les
délicatesses, car il représente un admirable effort inconscient de
la nature : la reconnaissance du sexe par lui-même ;
malgré les duperies du sexe, apparaît la tentative inavouée pour
s’évader vers ce qu’une erreur initiale de la société a placé loin
de lui. Pour les uns, ceux qui ont eu l’enfance la plus timide sans
doute, ils ne se préoccupent guère de la sorte matérielle de
plaisir qu’ils reçoivent, pourvu qu’ils puissent le rapporter à un
visage masculin. Tandis que d’autres, ayant des sens plus violents
sans doute, donnent à leur plaisir matériel d’impérieuses
localisations. Ceux-là choqueraient peut-être par leurs aveux la
moyenne du monde. Ils vivent peut-être moins exclusivement sous le
satellite de Saturne, car pour eux les femmes ne sont pas
entièrement exclues comme pour les premiers, à l’égard desquels
elles n’existeraient pas sans la conversation, la coquetterie, les
amours de tête. Mais les seconds recherchent celles qui aiment les
femmes, elles peuvent leur procurer un jeune homme, accroître le
plaisir qu’ils ont à se trouver avec lui ; bien plus, ils
peuvent, de la même manière, prendre avec elles le même plaisir
qu’avec un homme. De là vient que la jalousie n’est excitée, pour
ceux qui aiment les premiers, que par le plaisir qu’ils pourraient
prendre avec un homme et qui seul leur semble une trahison,
puisqu’ils ne participent pas à l’amour des femmes, ne l’ont
pratiqué que comme habitude et pour se réserver la possibilité du
mariage, se représentant si peu le plaisir qu’il peut donner,
qu’ils ne peuvent souffrir que celui qu’ils aiment le goûte ;
tandis que les seconds inspirent souvent de la jalousie par leurs
amours avec des femmes. Car dans les rapports qu’ils ont avec
elles, ils jouent pour la femme qui aime les femmes le rôle d’une
autre femme, et la femme leur offre en même temps à peu près ce
qu’ils trouvent chez l’homme, si bien que l’ami jaloux souffre de
sentir celui qu’il aime rivé à celle qui est pour lui presque un
homme, en même temps qu’il le sent presque lui échapper, parce que,
pour ces femmes, il est quelque chose qu’il ne connaît pas, une
espèce de femme. Ne parlons pas non plus de ces jeunes fous qui,
par une sorte d’enfantillage, pour taquiner leurs amis, choquer
leurs parents, mettent une sorte d’acharnement à choisir des
vêtements qui ressemblent à des robes, à rougir leurs lèvres et
noircir leurs yeux ; laissons-les de côté, car ce sont eux
qu’on retrouvera, quand ils auront trop cruellement porté la peine
de leur affectation, passant toute une vie à essayer vainement de
réparer, par une tenue sévère, protestante, le tort qu’ils se sont
fait quand ils étaient emportés par le même démon qui pousse des
jeunes femmes du faubourg Saint-Germain à vivre d’une façon
scandaleuse, à rompre avec tous les usages, à bafouer leur famille,
jusqu’au jour où elles se mettent avec persévérance et sans succès
à remonter la pente qu’il leur avait paru si amusant de descendre,
qu’elles avaient trouvé si amusant, ou plutôt qu’elles n’avaient
pas pu s’empêcher de descendre. Laissons enfin pour plus tard ceux
qui ont conclu un pacte avec Gomorrhe. Nous en parlerons quand M.
de Charlus les connaîtra. Laissons tous ceux, d’une variété ou
d’une autre, qui apparaîtront à leur tour, et pour finir ce premier
exposé, ne disons un mot que de ceux dont nous avions commencé de
parler tout à l’heure, des solitaires. Tenant leur vice pour plus
exceptionnel qu’il n’est, ils sont allés vivre seuls du jour qu’ils
l’ont découvert, après l’avoir porté longtemps sans le connaître,
plus longtemps seulement que d’autres.
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