Mais pas un geste de mauvaise humeur ne lui avait échappé. Zeena estimait que Mattie, n'ayant aucun autre refuge, devait forcément s'accommoder de la situation. Mais Ethan ne jugeait pas l'explication aussi concluante. — Et, quoi qu'il en fût, pensait-il, Zeena elle-même n'avait jamais appliqué cette théorie à son propre cas.

Si le malheur avait enchaîné auprès d'eux la jeune fille, il en était d'autant plus désolé pour elle.

Mattie Silver était la fille d'un cousin de Zenobia qui avait soulevé à la fois l'envie et l'admiration de toute la famille, en quittant la montagne pour une ville industrielle du Connecticut. Là, il avait épousé une jeune fille de Stamford et repris la droguerie florissante que tenait son beau-père. Par malheur, Orin Silver était un homme de grandes visées, et il était mort trop tôt pour prouver que la fin justifie les moyens. Ses livres avaient révélé trop clairement ce qu'avaient été ces moyens; heureusement pour sa femme et sa fille, on ne les avait examinés qu'après ses obsèques émouvantes. Mrs. Silver était morte des suites de ces fâcheuses révélations. Mattie, à vingt ans, s'était donc trouvée seule pour faire son chemin dans la vie, avec les cinquante dollars que lui avait procurés la vente de son piano.

Tout ce qu'elle savait faire, c'était chiffonner un chapeau, faire du molasses candy[4], réciter la fameuse poésie: Le couvre-feu ne sonnera pas cette nuit, jouer au piano la Corde perdue et un pot-pourri d'après Carmen. Quand elle essaya d'étendre le champ de son activité jusqu'à la sténographie et à la comptabilité, sa santé s'altéra, et six mois passés debout derrière le comptoir d'un magasin de nouveautés ne contribuèrent pas à la rétablir.

Ses parents les plus proches avaient été amenés à placer leurs économies entre les mains de son père. Après sa mort, ils rendirent le bien pour le mal en prodiguant à la jeune fille tous les conseils dont ils disposaient; mais il leur parut excessif de faire davantage, en y ajoutant matériellement.

Toutefois, lorsque le médecin eût conseillé à Zeena de chercher quelqu'un pour l'aider aux travaux domestiques, la famille vit aussitôt l'occasion de tirer de Mattie une espèce de compensation. Mrs. Frome, bien qu'elle ne se fît guère d'illusions sur les capacités de sa jeune cousine, était séduite par la possibilité de la prendre en faute sans courir grand risque de la perdre. C'est ainsi que Mattie vint à Starkfield.

La façon qu'avait Zeena de prendre les gens en faute était silencieuse, mais elle n'en était pas moins décourageante. Pendant les premiers mois, Ethan, alternativement, brûla du désir de voir Mattie se révolter et trembla à la pensée de ce qui pouvait en résulter. Puis, les relations devinrent moins tendues. L'air pur et les longues heures d'été passées au dehors donnèrent du ressort à Mattie, et Zeena, ayant plus de temps à consacrer à ses maladies compliquées, se montra moins attentive aux oublis de la jeune fille. Alors Ethan, qui pliait sous le fardeau de sa ferme peu productive et de sa scierie trop peu moderne, put au moins s'imaginer que la paix régnait à son foyer.

En fait, rien de précis n'était venu démontrer le contraire. Mais depuis la nuit précédente Frome sentait vaguement qu'un danger menaçait son bonheur. C'était le silence obstiné de Zeena, c'était le coup d'œil que Mattie lui avait adressé pour l'avertir, c'était le souvenir de ces mille petits riens, pareils aux indices qui, par certaines matinées radieuses, font prévoir un temps pluvieux pour le soir.

Son angoisse était si forte que, semblable en ceci à tous les hommes, il s'efforça d'ajourner la certitude. Le transport du bois ne s'acheva qu'à midi, et, comme il devait être livré à Andrew Hale, l'entrepreneur de Starkfield, Ethan jugea plus simple de renvoyer à pied Jotham Powell, son charretier, jusqu'à la ferme, et de conduire lui-même le chargement au village.

Frome avait déjà escaladé les planches et s'était assis dessus à califourchon, tout près de ses chevaux poilus. Soudain, entre ses yeux et leurs cous fumants, s'interposa la vision du regard inquiet que Mattie lui avait jeté la nuit précédente.

«Si quelque chose doit se passer, il faut que je sois là, en tout cas!» — murmura-t-il en lui-même.... Et il lança à Jotham l'ordre de détacher l'attelage et de le ramener à l'écurie.

Lentement, à travers la neige amollie, les deux hommes revinrent à la maison. Quand ils entrèrent dans la cuisine, Mattie retirait le café de dessus le fourneau; Zeena était déjà attablée. Ethan s'arrêta court en la voyant. Au lieu de son peignoir habituel de percale foncée et de son châle en tricot, elle avait mis sa belle robe brune de mérinos. Sur ses minces touffes de cheveux, qui gardaient encore les ondulations des épingles à friser, se dressait un monumental chapeau à brides. Frome le connaissait bien, car il l'avait payé cinq dollars chez le marchand de nouveautés de Bettsbridge. Sur le plancher, à côté de sa femme, était posée sa vieille valise et un carton enveloppé dans un journal.

— Où allez-vous donc, Zeena? — lui dit-il.

— Mes douleurs m'élancent si fort que je vais à Bettsbridge: je coucherai chez tante Martha Pierce et je verrai le nouveau docteur, — répondit-elle avec la même insouciance que si elle avait dit: «Je vais à la réserve jeter un coup d'œil sur les compotes», ou: «Je monte au grenier voir l'état des couvertures...»

Malgré les habitudes casanières de Zeena une décision aussi imprévue n'était pas sans précédent.