Deux ou trois fois déjà elle avait empli la valise d'Ethan et était partie pour Bettsbridge, ou même pour Springfield, afin de consulter quelque nouveau docteur, et Frome avait acquis la terreur de semblables expéditions, qui lui coûtaient généralement gros. A chaque voyage, elle revenait chargée de remèdes coûteux, et sa dernière visite était demeurée mémorable par l'achat d'une batterie électrique qu'elle avait payée vingt dollars et dont elle n'avait jamais été capable d'apprendre le maniement.

Pour l'instant, néanmoins, le soulagement qu'Ethan éprouvait était si grand qu'il l'emporta. Il ne doutait plus, à cette heure, que Zeena n'eût parlé sincèrement, la nuit précédente, en disant qu'elle était trop souffrante pour dormir. Sa résolution brusque d'aller consulter un médecin semblait montrer que, suivant sa coutume, elle était uniquement préoccupée de sa santé.

Comme si elle attendait une protestation, elle continuait d'une voix plaintive:

— Si vous êtes trop occupé par le charriage, sans doute pourrez-vous au moins laisser Jotham Powell me conduire au train avec l'alezan.

Ethan l'écoutait à peine. Il était absorbé par un rapide calcul. Pendant l'hiver, il n'y avait pas de diligence entre Starkfield et Bettsbridge, et les trains qui s'arrêtaient à Corbury Flats étaient lents et rares: Zeena ne pourrait donc pas être de retour à la ferme avant le lendemain soir...

— Si j'avais pu penser que vous feriez une objection à ce que Jotham Powell me conduisît... — reprit-elle, comme si le silence de son mari impliquait un refus: sur le point de partir, elle devenait toujours loquace. — Tout ce que je sais, c'est que je ne peux pas vivre comme ça plus longtemps. Les douleurs sont maintenant descendues à mes chevilles... Autrement, j'aurais été à pied à Starkfield plutôt que de vous déranger, et j'aurais demandé à Michel Eady de me laisser monter sur le camion qui va chercher ses marchandises à la gare. J'aurais eu deux heures à attendre mon train, mais j'aurais mieux aimé cela, même par ce froid, que de vous faire cette demande...

— Mais Jotham vous conduira! — répondit Ethan.

Il venait de se rendre compte, subitement, qu'il regardait Mattie pendant que Zeena lui parlait, et il lui fallait faire effort pour tourner les yeux vers sa femme. Elle était assise face à la fenêtre, et le jour blafard renvoyé par la neige entassée devant la maison faisait paraître son visage plus livide encore et plus fatigué que de coutume. La lumière crue creusait les trois lignes parallèles entre l'oreille et la joue; elle durcissait les rides qui partaient des narines pincées pour aboutir aux commissures des lèvres; bien qu'elle eût tout juste trente-quatre ans, — six de plus que Frome, — Zeena était déjà une vieille femme.

Ethan essaya de trouver une phrase appropriée à la circonstance, mais un seul fait occupait son esprit: pour la première fois depuis que Mattie habitait avec eux, Zeena n'allait point passer la nuit à la maison. Il se demanda si la jeune fille y pensait, elle aussi...

L'idée lui vint que sa femme devait s'étonner qu'il ne lui offrît pas de la conduire lui-même aux Flats, laissant à Jotham Powell le soin de mener le chargement de bois à Starkfield: il chercha un prétexte à lui donner, mais ne le trouva pas sur l'instant. Ce fut au bout de quelques secondes seulement qu'il s'excusa:

— Je vous aurais conduite moi-même, mais il faut que je touche l'argent de ces bois.

A peine avait-il prononcé ces paroles qu'il les regretta. Non seulement elles étaient mensongères, car il était peu probable en effet que Hale le payât, mais encore il savait par expérience le danger de laisser supposer à Zeena une rentrée de fonds, à la veille d'une visite au médecin. Toutefois il ne pensait sur l'heure qu'à éviter le long tête-à-tête avec elle, derrière le vieux cheval traînard.

Mrs. Frome ne répondit pas. Elle sembla même ne pas avoir entendu les paroles de son mari. Elle avait déjà repoussé son assiette et versait une cuillerée d'une potion placée auprès d'elle.

— Ça ne m'a jamais fait grand bien, mais il vaut tout de même mieux vider le flacon, — remarqua-t-elle.

Et, poussant devant Mattie le récipient vide, elle ajouta:

— Si vous pouvez faire disparaître le goût, on s'en servira pour les pickles.





IV



Dès que Zeena fut partie, Ethan prit à la patère son chapeau et son manteau. Mattie lavait la vaisselle, tout en fredonnant un air de danse de la nuit précédente.

— Au revoir, Mattie, — dit-il.

Gaiement, elle répliqua:

— Au revoir, Ethan...

Un bon soleil chaud éclairait la cuisine. La lumière tombait de biais sur les mouvements de la jeune fille, sur le chat qui sommeillait près du poêle, et sur les géraniums en pots qu'Ethan avait plantés l'été précédent, pour «faire un jardin» à Mattie et qu'on avait rentrés l'hiver... Ethan aurait voulu rester là à regarder Mattie, tandis qu'elle terminait ses rangements et qu'elle s'installait à coudre près du feu. Mais il tenait davantage encore à charrier le bois afin de pouvoir rentrer à la ferme avant la nuit.

Jusqu'au village il continua de penser au retour. La cuisine n'était pas bien belle. Elle était plus «pimpante», mieux tenue, sans doute, aux jours de son enfance, quand sa mère s'en occupait; mais lui-même s'étonnait de l'air confortable que l'absence de Zeena lui avait donné. Il se représentait l'aspect de la pièce, ce soir, lorsque Mattie et lui s'y trouveraient réunis après le souper... Pour la première fois, seuls, et toutes portes closes, ils s'installeraient de chaque côté du poêle, comme un vieux ménage. Ethan aurait la pipe à la bouche, les pieds en chaussettes tournés vers le feu, et Mattie rirait, bavarderait de ce babil si doux aux oreilles du jeune homme, qu'il croyait toujours l'entendre pour la première fois.

Le charme qu'il éprouvait à évoquer ce tableau, et le soulagement de n'avoir plus à redouter une «histoire» avec Zeena, l'emplirent d'une gaîté débordante. Lui, si taciturne de nature, il se mit à siffler et à chanter à haute voix; il sifflait et chantait à voix haute en conduisant son attelage à travers champs.