Malgré les âpres hivers de Starkfield, un instinct de sociabilité sommeillait encore in lui. Grave et renfermé par tempérament, il admirait la témérité et la faconde chez les autres, et se sentait réchauffé jusqu'aux moelles lorsqu'il rencontrait de la sympathie.
A Worcester, bien qu'il eût la réputation d'être peu expansif et de manquer d'entrain, il éprouvait toujours un plaisir secret lorsque quelque copain lui donnait une bourrade, en l'appelant «Mon vieux» ou «Vieil éteignoir»; et, de retour à Starkfield, l'absence de ces familiarités n'avait pas été sans accroître son isolement.
D'année en année, le silence s'était fait plus profond autour de lui. Demeuré seul, après l'accident de son père, pour porter le double fardeau de la ferme et de la scierie, il n'avait pas eu le loisir de partager les flâneries, coupées d'arrêts au bar, des jeunes gens du village; et quand sa mère tomba malade à son tour, la maison devint plus solitaire que les champs mêmes qui l'environnaient.
La vielle Mrs. Frome avait été assez bavarde dans sa jeunesse, mais après son «attaque», bien qu'elle n'eût pas perdu l'usage de la parole, elle ne parla presque plus. Quelquefois, durant les interminables soirées d'hiver, si son fils, énervé par le silence, lui demandait pourquoi «elle ne disait pas quelque chose», elle levait un doigt et répondait: «Parce que j'écoute»; et, certaines nuits d'ouragan, lorsque le vent hurlait autour de la maison, elle se plaignait de ne pouvoir entendre ce qu'Ethan lui disait «parce qu'ils faisaient tant de bruit au dehors».
Ce fut seulement à l'époque de la dernière maladie de Mrs. Frome, quand Zenobia Pierce vint de la vallée voisine pour aider son cousin à soigner la vieille femme, que l'on entendit résonner une voix humaine dans la maison. Après tant d'années de silence, la volubilité de la jeune fille fit à Ethan l'effet d'une musique. Il comprit alors qu'il aurait pu devenir comme sa mère si l'accent d'une parole sensée ne fût pas venu le remettre d'aplomb. Sa cousine parut comprendre son cas du premier coup. Elle s'étonnait, en riant, qu'il n'eût aucune notion des soins à donner à une malade; elle lui ordonna de vaquer à ses affaires, en le priant de se décharger sur elle du reste.
Le seul fait de lui obéir, de reprendre le travail, et de retrouver des gens à qui parler, avait suffi pour l'équilibre d'Ethan, et il avait aussitôt voué une reconnaissance sans bornes à sa cousine. Les capacités de Zeena l'émerveillaient et l'humiliaient à la fois. Elle semblait posséder d'instinct des vertus ménagères que lui-même n'avait pu acquérir, malgré un long apprentissage. Lorsque Mrs. Frome mourut, ce fut Zeena qui fut obligée d'envoyer Ethan chez l'entrepreneur des pompes funèbres. Ce fut elle aussi qui trouva «bizarre» qu'il n'eût pas décidé par avance à qui il donnerait la garde robe et la machine à coudre de sa mère.
Après l'enterrement, quand Ethan avait vu sa cousine sur le point de repartir, une crainte irraisonnée de rester seul à la ferme l'avait saisi, et avant même d'avoir pu se rendre compte de ce qu'il faisait, il avait offert à Zeena de l'épouser. Depuis, il s'était souvent dit que la chose ne serait pas arrivée si la mort de sa mère était survenue au printemps, au lieu de l'hiver...
En se mariant, ils étaient convenus qu'aussitôt après la liquidation des dettes causées par la longue maladie de Mrs. Frome, Ethan vendrait la ferme et la scierie pour tenter fortune dans une ville industrielle. Son amour de la nature n'impliquait pas en effet le goût de cultiver les champs: il avait toujours rêvé d'être ingénieur et de vivre dans une ville où il y aurait des cours, des bibliothèques, et «des gens qui font des choses». Un modeste travail de mécanicien, qu'on l'avait envoyé exécuter en Floride, du temps de ses études à Worcester, l'avait convaincu de sa propre habileté et avait en même temps accru son désir ardent de voyager. De plus, il se figurait qu'avec une femme sachant se débrouiller comme la sienne, il ne tarderait pas à se créer une situation.
Le village natal de Zeena était légèrement plus important et plus rapproché du chemin de fer que Starkfield. Aussi n'avait-elle pas caché à son mari, dès le début de leur mariage, que la vie dans une ferme isolée ne réalisait guère le rêve qu'elle avait fait en l'épousant. Mais les acquéreurs furent lents à se présenter, et dans l'intervalle Ethan put se rendre compte de l'impossibilité de transplanter sa compagne. Zeena méprisait Starkfield, mais elle était incapable de vivre dans un endroit qui l'eût méprisé, elle. Même à Bettsbridge ou à Shadd's Falls elle n'eût pas pu jouer un rôle suffisamment important; et dans les villes qui attiraient Ethan elle eût encouru une perte totale de sa personnalité.
D'ailleurs, moins d'un an après leur mariage, s'était développée la «nature maladive» qui lui avait donné depuis une certaine célébrité, même dans un pays où les cas pathologiques formaient un des principaux sujets de conversation. Quand elle était venue soigner la vieille Mrs. Frome, Ethan avait été séduit par l'air florissant de sa cousine; mais il ne tarda pas à comprendre que son énergie comme garde-malade avait pour cause l'étude constante de son propre état.
Puis, peu à peu, elle aussi était devenue silencieuse. Peut-être était-ce l'inévitable résultat de la vie à la ferme, ou encore, comme elle disait quelquefois, parce que son mari «n'écoutait jamais». Ce reproche n'était pas tout à fait immérité. Quand Zeena parlait, ce n'était guère que pour se plaindre de choses auxquelles il ne pouvait remédier; et pour vaincre une tendance naturelle à la riposte, il avait d'abord pris l'habitude de ne pas répondre, puis finalement de penser à autre chose durant ses discours. Cependant, depuis qu'il avait eu des raisons pour l'observer de plus près, le silence de Zeena avait commencé à l'inquiéter.
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