Non ! Devine ?… C’est le marquis… oui… oui… M. le marquis de Cadignan…
– Cocasse ! répéta Gallet.
Les lèvres de Mouchette tremblèrent.
– Baise-moi la main, dit-elle tout à coup… Oui… embrasse-moi la main… je veux que tu me baises la main !
Sa voix avait fléchi, exactement comme celle d’un acteur qui manque l’effet prévu, perd pied, s’entête. En même temps elle appuyait sa paume sur la bouche de son amant. Puis elle s’écarta brusquement, et dit avec une extraordinaire emphase :
– Tu viens de baiser la main qui l’a tué.
– Tout à fait cocasse ! répéta pour la troisième fois, M. Gallet.
Mouchette essaya d’un rire de mépris ; mais l’éclat contenu en fut si cruel et si déchirant qu’elle se tut.
– C’est de la démence, dit posément le docteur de Campagne. Un autre que moi en reconnaîtrait ici les symptômes. Mais tu es une fille nerveuse, d’hérédité alcoolique, pubère depuis deux ou trois ans, souffrant d’une grossesse précoce : en un tel cas, ces accidents ne sont pas rares. Excuse-moi de parler ainsi : je m’adresse à ta raison, à ton bon sens, parce que je sais que ces sortes de malades ne sont jamais absolument dupes de leur propre délire. Conviens-en : c’est une plaisanterie ? Seulement un peu poussée, une plaisanterie comme tout le monde peut en faire ? Une mauvaise plaisanterie.
– Une plaisanterie, finit-elle par bégayer…
Une colère énorme battait à grands coups dans sa poitrine, mais elle l’étouffa. Le feu de l’orgueil déçu acheva de consumer ce qui restait en elle de la folle et cruelle adolescence ; elle se sentit tout à coup, dans son sein, le cœur insurmontable et, dans sa tête, l’intelligence froide et positive d’une femme, sœur tragique de l’enfant.
– Ne va pas me manquer en un pareil moment, s’écria-t-elle, ou ce sera ton tour de pleurer. Crois ce que tu veux ; peut-être suis-je lasse de retenir ce secret, peut-être le remords ? ou simplement la peur… Pourquoi n’aurais-je pas peur comme tout le monde ? Crois ce que tu veux, mais ne refuse pas ta part. D’ailleurs, j’en ai trop dit maintenant. Oui ! C’est moi qui l’ai tué. Quel jour ? Le 27… Quelle heure ? Trois quarts passé minuit. (Je vois encore l’aiguille…)… J’ai décroché son fusil, il était pendu au mur, sous la glace… Non ! Je n’étais peut-être pas absolument sûre qu’il fût chargé. Il l’était. J’ai tiré quand le bout du canon l’a touché. Il a failli tomber sur moi. Mes souliers étaient pleins de sang ; je les ai lavés dans la mare. J’ai aussi lavé mes bas, à la maison, dans ma cuvette… Voilà ! Es-tu sûr maintenant ? conclut-elle avec une assurance naïve ? Veux-tu encore d’autres preuves ? (Elle n’en avait donné aucune.) Je t’en donnerai. Interroge-moi seulement.
Chose incroyable ! Pas un instant, Gallet ne douta qu’elle eût dit vrai. Dès les premiers mots, il l’avait crue, tant le regard en dit plus long que les lèvres. Mais la première surprise fut si forte qu’elle paralysa jusqu’à ces manifestations de la terreur que Mouchette épiait déjà sur le visage de son amant. La détresse du lâche, à son paroxysme, si elle n’éclate au dehors, surexcite au dedans toutes les forces de l’instinct, donne à la brute à demi lucide une puissance presque illimitée de dissimulation, de mensonge. Ce n’était pas l’horreur du crime qui clouait Gallet sur place, mais en un éclair il s’était vu lié pour toujours à son affreuse amie, complice non de l’acte, mais du secret. Comment livrer ce secret, sans se livrer ? Puisqu’il était trop tard pour en arrêter l’aveu, il dirait non ! Quelle autre ressource ?… Non et non ! à l’évidence même. « Non ! Non ! Non ! Non ! » hurlait la peur. Et déjà il eût voulu assener ce non ! comme un poing fermé sur la terrible bouche accusatrice… Seulement… Seulement… L’enquête était close ; le non-lieu rendu… Seulement : savait-il tout ? Mouchette gardait-elle quelque preuve ? Qu’elle se livrât, il était capable de détourner le coup : l’entêtement ordinaire aux juges, la bizarrerie du crime, l’oubli qui déjà recouvrait la mémoire d’un homme, jadis craint ou détesté, l’autorité de la famille Malorthy – par-dessus tout le témoignage du médecin parlementaire – c’en était assez pour emporter les scrupules défaillants d’un magistrat. L’exaltation de Mouchette, et les probables divagations de sa colère rendaient vraisemblable l’hypothèse d’une crise de démence dont Gallet ne doutait point d’ailleurs qu’elle éclatât bientôt pour de bon… Mais encore, lucide ou folle, que dirait la perfide avant que se fût refermée sur elle la porte capitonnée du cabanon ? Si rapidement que se succédassent ces hypothèses contradictoires dans la pensée du malheureux, il retrouva sa finesse paysanne pour dire sans ironie :
– Je ne voulais pas te mettre en colère… Je ne juge pas ton acte, s’il a été toutefois commis. Le métier de séducteur d’enfant de quinze ans a ses risques… Mais je t’interrogerai, puisque tu m’en pries. Tu parles à un ami… à un confesseur. (Il baissait la voix malgré lui, avec l’accent de l’angoisse.)
–… Tu n’as donc point couché chez toi dans la nuit du 26 au 27 ?
– Cette question !
– Alors, ton père ?
– Il dormait, bien sûr ! répondit Mouchette.
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