Elle ne parle pas comme ça. Stoneburner avait haussé les épaules et cité la Bible : Le cœur est tortueux, plus que toute autre chose, et il est insondable.

Cette fois, la situation était légèrement différente. Il avait une boule dans l’estomac, une douleur diffuse envahissait son corps. Il lui semblait que les Parques s’étaient retournées contre lui, qu’il était revenu au point de départ. Sa vie l’avait bel et bien mis échec et mat, car la maison qu’il surveillait était la sienne, et la femme, son épouse.

Il ne savait pas pourquoi il était venu, mais il croyait depuis toujours que le temps consacré à acquérir des connaissances n’était jamais du temps perdu, et qu’un homme ne pouvait jamais trop en savoir. La vie, c’est la poursuite du savoir, avait-il dit. Ce qu’il venait de découvrir, c’était une sorte d’information, si immorale fût-elle, et il pouvait la détourner à son avantage.

Il était deux heures du matin passées, et Stoneburner avait depuis longtemps épuisé sa réserve de bière et de cigarettes lorsque l’homme ressortit de la maison. Il pleuvait toujours. Stoneburner laissa la Chrysler prendre une avance de quelques dizaines de mètres, puis il la suivit tranquillement au volant de son pick-up. En atteignant Charlotte Avenue, la voiture se mêla à la circulation clairsemée provenant de Memphis et Stoneburner la prit en filature, s’en rapprochant un peu, le flot des véhicules rendant sa présence plus discrète. Il sortit son calibre 45 de la ceinture de son jean et le posa sur le siège passager. Il se rapprocha de la Chrysler, se collant à son pare-chocs, nota son numéro d’immatriculation. La berline quitta brusquement Charlotte Avenue sans que le conducteur ait mis son clignotant en marche, passa devant un centre commercial encadré d’éclairages fluorescents bleu et blanc, et poursuivit sa route en direction de la campagne. La voiture tourna de nouveau, accéléra, et cette fois le conducteur observait le pick-up dans son rétroviseur. Stoneburner aperçut brièvement son visage, blafard et crispé, dans le faisceau de ses phares.

Première partie

Thibodeaux

À travers le toit métallique du pick-up, Thibodeaux subissait le marteau-pilon du soleil d’août, qu’il voyait miroiter, aveuglant et irréel, sur la route saupoudrée de poussière. Il observait, devant lui, la danse de ses spectres éphémères et narquois, étranges émanations de la Falcon bleu pastel qu’il suivait. La première semaine d’août s’était imposée, sèche et brûlante, comme le sommet délibérément maléfique et vindicatif de l’été, le forçant à fuir la fournaise qu’était devenu son mobile home de location. Et, depuis, il roulait, sans destination précise. Le vent de la vitesse ne compensait pas encore la chaleur, il se contentait de la brasser. Pourtant, Thibodeaux conduisait avec l’énergie du désespoir, la chemise collée à la peau, en attendant que survienne quelque chose – la tombée de la nuit, la pluie, l’hiver.

Cela faisait un bon moment, à présent, que la Falcon bleue était devant lui ; elle roulait de façon imprévisible, et il hésitait à la doubler. Elle freinait dans les virages ne présentant aucune difficulté, et s’écartait lorsqu’ils étaient dangereux, franchissant la ligne médiane pour rouler au beau milieu de la chaussée. Et soudain, devant l’épicerie en planches située au croisement de la Route 13 et de la 20, elle tenta de prendre un virage serré, n’y parvint pas, franchit le bas-côté et dévala le talus abrupt. Thibodeaux, qui l’avait presque rejointe, ne put rien faire d’autre que la regarder rebondir d’une rigole gorgée d’eau à la suivante, soulevant au passage de petits nuages de poussière qui retombaient mollement. Inexorablement, la Falcon traversa un buisson de ronciers et de sumac et s’enfonça dans un bosquet de petits aulnes, dont les troncs se brisèrent avec des craquements secs pareils à des coups de feu, leurs fûts minces et lisses et blancs comme du lait meurtris par cette agression.

Thibodeaux stoppa son pick-up, en descendit, et s’approcha de l’accotement. La Falcon avait basculé sur son côté droit, et seule émergeait des broussailles une moitié du véhicule, noyée dans un flot de débris divers (pneus usagés, ressorts de sommier rouillés), et entourée de touffes de chèvrefeuille. Le temps d’ajuster ses lunettes rondes aux verres épais comme des culs de bouteille, Thibodeaux s’accroupit parmi les canettes de bière vides jonchant le bord de la route. Quelques instants plus tard, à la fenêtre de la voiture accidentée, il vit une tête apparaître, une tête blonde qui gardait captifs les rayons du soleil. Laborieusement, une jeune femme s’extirpa de l’épave et sauta à terre en enjambant le rebord de la portière, se dirigeant vers la route en donnant des coups de pied furieux aux ronciers et aux broussailles qui l’entravaient, puis, s’en libérant sans un regard pour sa voiture, elle escalada la pente d’argile rouge. C’était une jeune femme très bronzée, portant un minishort et un tee-shirt dos nu, son sac dans une main, une paire de sandales dans l’autre.

Lorsqu’elle atteignit le bitume, elle était à bout de souffle, et c’était d’autant plus flagrant que ses seins nus tendaient le coton de son tee-shirt à chaque inspiration. Elle reprit ses esprits, le regard braqué sur le fond du fossé, puis elle se pencha pour examiner d’un air maussade le lacis d’égratignures couvrant ses chevilles et ses mollets, et finit par se rechausser, sous le regard de Thibodeaux.

Vous auriez dû faire ça plus tôt.

J’ai dépensé quinze dollars pour ces sandales.