Ici, l’air avait fraîchi et semblait s’épaissir, comme s’il provenait d’une glacière, et Thibodeaux fut gagné par une sorte d’allégresse en retrouvant son mobile home. Il en ouvrit les portes et les fenêtres, laissant les rideaux claquer sous les rafales et le vent purifier l’intérieur. Au-delà d’un champ en jachère, il aperçut les premières gouttes de pluie – promesse enfin tenue d’une contre-offensive à la chaleur qui balayait tout le champ. Les gouttes de pluie luisaient dans l’herbe comme des perles, les plantes sauvages vacillaient, le tonnerre se rapprochait. Pour le moment, lointain et nostalgique, il n’était encore qu’un souvenir d’enfance. Thibodeaux s’assit près de la fenêtre et pensa vaguement à la jeune femme, à la douceur de son visage bientôt démentie par sa façon de s’exprimer et de se déplacer. Son esprit s’arrêta un instant sur le souvenir de la sombre luminosité de son regard. Il n’y avait rien de poignant, pas l’ombre d’un désir dans cette réminiscence, mais simplement quelque chose de mélancolique. Elle rappelait à Thibodeaux sa première rencontre avec son épouse, à présent disparue, lorsqu’il vivait encore dans la vieille demeure familiale à Town Creek, en Alabama.

Ensuite, il ne pensa plus à grand-chose. C’était aujourd’hui dimanche. Le lendemain, il reprendrait son travail, et il espérait que la nuit serait assez fraîche pour qu’il puisse trouver le sommeil. Il était toujours assis à la même place quand l’orage passa au-dessus de sa tête et finalement s’éloigna vers l’est, le crépitement hypnotique de la pluie sur le toit en métal se dissipant, le tonnerre se réduisant à un murmure à peine menaçant. Pendant l’orage, le crépuscule s’était installé subrepticement, le décor avait perdu de sa netteté, les bois et les champs baignaient dans une semi-obscurité pareille à une fumée bleue. La chaleur revint, humide et suffocante, traversant le lit du cours d’eau ; à la lisière des bois, les lucioles dessinaient dans l’air des courbes aléatoires et lançaient des lueurs vertes, comme issues d’une substance phosphorescente se consumant lentement.

Cet été-là, Thibodeaux travaillait pour deux maçons de Breech Creek, des jumeaux impassibles et taciturnes, chrétiens dévots, tellement imprégnés de la grâce divine que le sang de l’agneau de Dieu semblait couler de leurs propres plaies. Apparemment, les frères Pelgram considéraient tout ce qui concernait Thibodeaux avec une sorte de désapprobation implicite. Ils parlaient peu ; ils semblaient communiquer entre eux de façon presque occulte. Lorsqu’ils choisissaient de s’exprimer, ils avaient tendance à se lancer dans des sermons au sujet du temps qu’il faisait, des accidents de voiture et autres malheurs divers qu’ils imputaient à la volonté de Dieu, et qui étaient la juste rétribution de certaines fautes peut-être commises longtemps auparavant et finalement oubliées de tous, sauf du Tout-Puissant. Leurs propos consistaient essentiellement en une condamnation des pécheurs, qui semblaient constituer l’entière population de la planète, à l’exception d’eux-mêmes.

Le travail à accomplir était rude et ingrat, et le salaire modeste, mais Thibodeaux se disait qu’il fallait bien faire quelque chose de sa vie. Et en observant le long processus de la création d’un mur ou d’une cheminée, il n’avait pas tardé à prendre conscience de la beauté de l’acte : une cheminée sortie d’un mélange de pierre et de mortier grâce aux efforts et à la sueur de trois hommes, et qui se dresse bien droite, symétrique et parfaitement d’aplomb.

Il admirait aussi l’économie de mouvements des maçons, lorsque la truelle étalait le mortier d’une façon bien précise, la brique posée d’un geste souple et parfait dès le départ, le tintement de l’outil pour la débarrasser du surplus de mortier qu’il dépose sur la planche où il le récupérera plus tard. En les observant, il devinait dans leurs gestes un aspect qui tenait du rituel. Ces mouvements si fréquemment répétés qu’ils semblaient se transcender, et rappeler quelque chose qui avait perdu tout son sens mais se perpétuait grâce à sa propre dynamique, des adorateurs qui s’efforçaient profondément d’évoquer ce qui avait péri dans un passé lointain, ou simplement cessé de s’intéresser à eux et à leurs travaux.

Travaillant torse nu et brûlé par le soleil au point que sa peau paraissait presque noire, un foulard rouge noué autour de la tête pour éponger la transpiration, il escaladait laborieusement l’échafaudage avec un seau contenant vingt litres de mortier, s’immergeant totalement dans la tâche à accomplir, la maudissant d’être aussi pénible tout en la remerciant de lui occuper l’esprit et de le fatiguer suffisamment pour qu’il trouve le sommeil. En songeant à la simplicité, la propreté et la précision rigoureuse de son travail, il ne pouvait s’empêcher de comparer celui-ci à sa propre vie, qui n’avait rien de propre ni de simple, à part sa mission consistant à approvisionner les frères Pelgram en briques et en mortier. Quant à la chronologie des événements, il valait mieux qu’elle soit laissée entre des mains plus expertes : il avait toujours considéré, à tort, que la vie était un processus d’accumulation, un passage au cours duquel on collectionnait les rencontres, les émotions et les responsabilités, en plus des biens matériels, et en travaillant là, cet été, le poids des seaux de mortier lui tirant sur les bras, il trouva ironique que sa propre vie contredise ce schéma-là aussi : à présent, il semblait passer son temps à faire le vide, à se débarrasser d’objets qu’il avait eu bien du mal à accumuler, à tout disperser aux quatre vents jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus que la peau sur les os. En rentrant du Vietnam, il avait fini par devenir la proie d’une brève obsession nourrie par la colère. Bien qu’ayant passé deux ans dans la jungle, il n’en avait rapporté qu’une médaille qu’il n’avait pas demandée, dans un écrin minable imitation velours, et une plaque de tissu cicatriciel en haut de la cuisse droite, qu’il n’avait pas demandée non plus : la vie l’avait semé en cours de route.

 

Le pire, c’étaient les week-ends. Le samedi, on pouvait le voir à un coin de rue, poussé jusque-là par quelque chose qui ressemblait au désespoir, faisant tache dans le décor et vaguement absurde dans sa tenue de citadin, donnant l’impression qu’il attendait, presque impatiemment, de recevoir une invitation quelconque, ou d’être témoin d’un événement fortuit ; pourtant, il était conscient de son incapacité profonde à s’impliquer dans le monde extérieur, à s’y faire une place, et à présent, l’écoulement du temps semblait avoir rendu ce sentiment irrévocable. Le charme qui le liait aux habitants d’Ackerman’s Field s’était perdu au fond d’un gouffre qui avait toujours existé mais qui lui avait permis parfois quelques traversées. À présent, le regard que le monde portait sur lui s’était fait plus dur, plus évasif, et lui donnait le sentiment d’être exclu. Quand les frères Pelgram acceptèrent un chantier de construction sur l’ancienne route de Kimmins, il recommença à voir la Falcon bleu pastel, la carrosserie froissée mais apparemment capable de rouler comme avant, emprunter la route jusqu’à deux ou trois fois par jour. Un lundi, alors qu’il travaillait près de la chaussée, Thibodeaux la vit passer au ralenti et la jeune femme leva une main, mais il ne put savoir si elle se souvenait de lui ou s’il s’agissait simplement d’un salut machinal destiné à tous et à n’importe qui.

 

Monk de Vries était un homme qui pratiquait de nombreux métiers, dont aucun n’aurait supporté l’examen d’un regard impartial ni la neutralité de la lumière du jour.