Sa femme l’imita, puis toutes ses demoiselles, continuant le shake hands avec une vigueur à faire monter l’eau à un cinquième étage. Les délégués, je dois le dire, se montraient moins enthousiastes.

« Eh bé ! moi, dit Bravida, je suis de l’avis de M. Baltet. Dans ses affaires-là, chacun y va pour sa peau, pardi ! et je comprends très bien le coup de piolet…

– Vous m’étonnez, Placide », fit Tartarin sévèrement. Et tout bas, entre cuir et chair : « Tenez-vous donc, malheureux ; l’Angleterre nous regarde… »

Le vieux brave qui, décidément, gardait un fond d’aigreur depuis l’excursion de Chillon, eut un geste signifiant : « Je m’en moque un peu, de l’Angleterre… » et peut-être se fût-il attiré quelque verte semonce du président irrité de tant de cynisme, quand le jeune homme aux airs navrés, repu de grog et de tristesse, mit son mauvais français dans la conversation. Il trouvait, lui aussi, que le guide avait eu raison de trancher la corde : délivrer de l’existence quatre malheureux encore jeunes, c’est-à-dire condamnés à vivre un certain temps, les rendre d’un geste au repos, au néant, quelle action noble et généreuse !

Tartarin se récria :

« Comment, jeune homme ! à votre âge, parler de la vie avec ce détachement, cette colère… Qu’est-ce qu’elle vous a donc fait ?

– Rien, elle m’ennuie… » Il étudiait la philosophie à Christiania, et, gagné aux idées de Schopenhauer, de Hartmann, trouvait l’existence sombre, inepte, chaotique. Tout près du suicide, il avait fermé ses livres à la prière de ses parents et s’était mis à voyager, butant partout contre le même ennui, la sombre misère du monde. Tartarin et ses amis lui semblaient les seuls êtres contents de vivre qu’il eût encore rencontrés.

Le bon P. C. A. se mit à rire : « C’est la race qui veut ça, jeune homme. Nous sommes tous les mêmes à Tarascon. Le pays du bon Dieu. Du matin au soir, on rit, on chante, et le reste du temps on danse la farandole… comme ceci… té ! » Il se mit à battre un entrechat avec une grâce, une légèreté de gros hanneton déployant ses ailes.

Mais les délégués n’avaient pas les nerfs d’acier, l’entrain infatigable de leur chef. Excourbaniès grognait : « Le présidain s’emballe… nous sommes là jusqu’à minuit. »

Bravida se levant, furieux : « Allons nous coucher, vé ! Je n’en puis plus de ma sciatique… » Tartarin consentit, songeant à l’ascension du lendemain ; et les Tarasconnais montèrent, le bougeoir en main, le large escalier de granit conduisant aux chambres, tandis que le père Baltet allait s’occuper des provisions, retenir des mulets et des guides.

« Té ! il neige… »

Ce fut le premier mot du bon Tartarin à son réveil en voyant les vitres couvertes de givre et la chambre inondée d’un reflet blanc ; mais lorsqu’il accrocha son petit miroir à barbe à l’espagnolette, il comprit son erreur et que le Mont-Blanc, étincelant en face de lui sous un soleil splendide, faisait toute cette clarté. Il ouvrit sa fenêtre à la brise du glacier, piquante et réconfortante, qui lui apportait toutes les sonnailles en marche des troupeaux derrière les longs mugissements de trompe des bergers. Quelque chose de fort, de pastoral, remplissait l’atmosphère, qu’il n’avait pas respiré en Suisse.

En bas, un rassemblement de guides, de porteurs, l’attendait ; le Suédois déjà hissé sur sa bête, et, mêlée aux curieux qui formaient le cercle, la famille du pasteur, toutes ces alertes demoiselles coiffées en matin, venues pour donner encore « shake hands » au héros qui avait hanté leurs rêves.

« Un temps superbe ! dépêchez-vous !… » criait l’hôtelier dont le crâne luisait au soleil comme un galet. Mais Tartarin eut beau se presser, ce n’était pas une mince besogne d’arracher au sommeil les délégués qui devaient l’accompagner jusqu’à la Pierre-Pointue, où finit le chemin de mulet. Ni prières ni raisonnements ne purent décider le commandant à sauter du lit ; son bonnet de coton jusqu’aux oreilles, le nez contre le mur, aux objurgations du président il se contentait de répondre par un cynique proverbe tarasconnais : « Qui a bon renom de se lever le matin peut dormir jusqu’à midi… » Quant à Bompard, il répétait tout le temps : « Ah vaï ! le Mont-Blanc !… quelle blague… » et ne se leva que sur l’ordre formel du P. C. A.

Enfin la caravane se mit en route et traversa les petites rues de Chamonix dans un appareil fort imposant : Pascalon sur le mulet de tête, la bannière déployée, et le dernier de la file, grave comme un mandarin parmi les guides et les porteurs groupés des deux côtés de sa mule, le bon Tartarin, plus extraordinairement alpiniste que jamais, avec une paire de lunettes neuves aux verres bombés et fumés et sa fameuse corde fabriquée en Avignon, on sait à quel prix reconquise.

Très regardé, presque autant que la bannière, il jubilait sous son masque important, s’amusait du pittoresque de ces rues du village savoyard si différent du village suisse trop propre, trop vernissé, sentant le joujou neuf, le chalet de bazar, du contraste de ces masures à peine sorties de terre où l’étable tient toute la place, côté des grands hôtels somptueux de cinq étages dont les enseignes rutilantes détonnaient comme la casquette galonnée d’un portier, l’habit noir et les escarpins d’un maître d’hôtel au milieu des coiffes savoyardes, des vestes de futaine, des feutres de charbonniers à larges ailes. Sur la place, des landaus dételés, des berlines de voyage à côté de charrettes de fumier ; un troupeau de porcs flânant au soleil devant le bureau de poste d’où sortait un Anglais en chapeau de toile blanche, avec un paquet de lettres et un numéro du Times qu’il lisait en marchant avant d’ouvrir sa correspondance. La cavalcade des Tarasconnais traversait tout cela, accompagnée par le piétinement des mulets, le cri de guerre d’Excourbaniès à qui le soleil rendait l’usage de son gong, le carillon pastoral étagé sur les pentes voisines et le fracas de la rivière en torrent jailli du glacier, toute blanche, étincelante comme si elle charriait du soleil et de la neige.

À la sortie du village, Bompard rapprocha sa mule de celle du président et lui dit, roulant des yeux extraordinaires : « Tartaréïn, il faut que je vous parle…

– Tout à l’heure… » dit le P. C. A. engagé dans une discussion philosophique avec le jeune Suédois, dont il essayait de combattre le noir pessimisme par le merveilleux spectacle qui les entourait, ces pâturages aux grandes zones d’ombre et de lumière, ces forêts d’un vert sombre crêtées de la blancheur des névés éblouissants.

Après deux tentatives pour se rapprocher de Tartarin, Bompard y renonça de force. L’Arve franchie sur un petit pont, la caravane venait de s’engager dans un de ces étroits chemins en lacet au milieu des sapins, où les mulets, un par un, découpent de leurs sabots fantasques toutes les sinuosités des abîmes, et nos Tarasconnais n’avaient pas assez de leur attention pour se maintenir en équilibre l’aide des Allons… doucemain… Outre… dont ils retenaient leurs bêtes.

Au chalet de la Pierre-Pointue, dans lequel Pascalon et Excourbaniès devaient attendre le retour des ascensionnistes, Tartarin, très occupé de commander le déjeuner, de veiller à l’installation des porteurs et des guides, fit encore la sourde oreille aux chuchotements de Bompard.

Mais – chose étrange et qu’on ne remarqua que plus tard – malgré le beau temps, le bon vin, cette atmosphère épurée à deux mille mètres au-dessus de la mer, le déjeuner fut mélancolique. Pendant qu’ils entendaient les guides rire et s’égayer à côté, la table des Tarasconnais restait silencieuse, livrée seulement aux bruits du service, tintements des verres, de la grosse vaisselle et des couverts sur le bois blanc. Était-ce la présence de ce Suédois morose ou l’inquiétude visible de Gonzague, ou encore quelque pressentiment, la bande se mit en marche, triste comme un bataillon sans musique, vers le glacier des Bossons où la véritable ascension commençait.

En posant le pied sur la glace, Tartarin ne put s’empêcher de sourire au souvenir du Guggi et de ses crampons perfectionnés. Quelle différence entre le néophyte qu’il était alors et l’alpiniste de premier ordre qu’il se sentait devenu ! Solide sur ses lourdes bottes que le portier de l’hôtel lui avait ferrées le matin même de quatre gros clous, expert à se servir de son piolet, c’est à peine s’il eut besoin de la main d’un de ses guides, moins pour le soutenir que pour lui montrer le chemin. Les lunettes fumées atténuaient la réverbération du glacier qu’une récente avalanche poudrait de neige fraîche, où des petits lacs d’un vert glauque s’ouvraient ça et là, glissants et traîtres ; et très calme, assuré par expérience qu’il n’y avait pas le moindre danger, Tartarin marchait le long des crevasses aux parois chatoyantes et lisses, s’approfondissant à l’infini, passait au milieu des séracs avec l’unique préoccupation de tenir pied à l’étudiant suédois, intrépide marcheur, dont les longues guêtres boucles d’argent s’allongeaient minces et sèches et de la même détente à côté de son alpenstock qui semblait une troisième jambe. Et leur discussion philosophique continuant en dépit des difficultés de la route, on entendait sur l’espace gelé, sonore comme la largeur d’une rivière, une bonne grosse voix familière et essoufflée : « Vous me connaissez, Otto… »

Bompard, pendant ce temps, subissait mille mésaventures. Fermement convaincu encore le matin que Tartarin n’irait jamais jusqu’au bout de sa vantardise et ne ferait pas plus le Mont-Blanc qu’il n’avait fait la Jungfrau, le malheureux courrier s’était vêtu comme à l’ordinaire, sans clouter ses bottes ni même utiliser sa fameuse invention pour ferrer les pieds des militaires, sans alpenstock non plus, les montagnards du Chimborazo ne s’en servant pas.