Seulement armé de la badine qui allait bien
avec son chapeau à ganse bleue et son ulster, l’approche du glacier
le terrifia, car, malgré toutes ses histoires, on pense bien que
« l’imposteur » n’avait jamais fait d’ascension. Il se
rassura pourtant en voyant du haut de la moraine avec quelle
facilité Tartarin évoluait sur la glace, et se décida à le suivre
jusqu’à la halte des Grands-Mulets, où l’on devait passer la nuit.
Il n’y arriva point sans peine. Au premier pas, il s’étala sur le
dos, la seconde fois en avant sur les mains et sur les genoux.
« Non, merci, c’est exprès… » affirmait-il aux guides
essayant de le relever… « À l’américaine, vé !…
comme au Chimborazo ! » Cette position lui paraissant
commode, il la garda, s’avançant à quatre pattes, le chapeau en
arrière, l’ulster balayant la glace comme une pelure d’ours
gris ; très calme, avec cela, et racontant autour de lui que,
dans la Cordillère des Andes, il avait grimpé ainsi une montagne de
dix mille mètres. Il ne disait pas en combien de temps par exemple,
et cela avait dû être long à en juger par cette étape des
Grands-Mulets où il arriva une heure après Tartarin et tout
dégouttant de neige boueuse, les mains gelées sous ses gants de
tricot.
À côté de la cabane du Guggi, celle que la
commune de Chamonix a fait construire aux Grands-Mulets est
véritablement confortable. Quand Bompard entra dans la cuisine où
flambait un grand feu de bois, il trouva Tartarin et le Suédois en
train de sécher leurs bottes, pendant que l’aubergiste, un vieux
racorni aux longs cheveux blancs tombant en mèches, étalait devant
eux les trésors de son petit musée.
Sinistre, ce musée fait des souvenirs de
toutes les catastrophes qui avaient eu lieu au Mont-Blanc, depuis
plus de quarante ans que le vieux tenait l’auberge ; et, en
les retirant de leur vitrine, il racontait leur origine lamentable…
À ce morceau de drap, ces boutons de gilet, tenait la mémoire d’un
savant russe précipité par l’ouragan sur le glacier de la Brenva…
Ces maxillaires restaient d’un des guides de la fameuse caravane de
onze voyageurs et porteurs disparus dans une tourmente de neige…
Sous le jour tombant et le pâle reflet des névés contre les
carreaux, l’étalage de ces reliques mortuaires, ces récits
monotones avaient quelque chose de poignant, d’autant que le
vieillard attendrissait sa voix tremblante aux endroits
pathétiques, trouvait des larmes en dépliant un bout de voile vert
d’une dame anglaise roulée par l’avalanche en 1827.
Tartarin avait beau se rassurer par les dates,
se convaincre qu’ cette époque la Compagnie n’avait pas organisé
les ascensions sans danger, ce vocero savoyard lui serrait
le cœur, et il alla respirer un moment sur la porte.
La nuit était venue, engloutissant les fonds.
Les Bossons ressortaient livides et tout proches, tandis que le
Mont-Blanc dressait une cime encore rosée, caressée du soleil
disparu. Le Méridional se rassérénait à ce sourire de la nature,
quand l’ombre de Bompard se dressa derrière lui.
« C’est vous, Gonzague… vous voyez, je
prends le bon de l’air… Il m’embêtait, ce vieux, avec ses
histoires…
– Tartaréïn, dit Bompard lui serrant
le bras à le broyer… J’espère qu’en voilà assez, et que vous allez
vous en tenir là de cette ridicule expédition ? »
Le grand homme arrondit des yeux
inquiets :
« Qu’est-ce que vous me
chantez ? »
Alors Bompard lui fit un tableau terrible des
mille morts qui les menaçaient, les crevasses, les avalanches,
coups de vent, tourbillons.
Tartarin l’interrompit.
« Ah ! vaï, farceur ;
et la Compagnie !… Le Mont-Blanc n’est donc pas aménagé comme
les autres ?
– Aménagé ?… la Compagnie ?… »
dit Bompard ahuri ne se rappelant plus rien de sa
tarasconnade ; et l’autre la lui répétant mot pour mot, la
Suisse en Société, l’affermage des montagnes, les crevasses
truquées, l’ancien gérant se mit à rire.
« Comment ! vous avez cru… mais
c’était une galéjade… Entre gens de Tarascon, pas moins,
on sait bien ce que parler veut dire…
– Alors, demanda Tartarin très ému, la
Jungfrau n’était pas préparée ?
– Pas plus !
– Et si la corde avait cassé ?…
– Ah ! mon pauvre ami… »
Le héros ferma les yeux, pâle d’une épouvante
rétrospective et, pendant une minute, il hésita… Ce paysage en
cataclysme polaire, froid, assombri, accidenté de gouffres… ces
lamentations du vieil aubergiste encore pleurantes à ses oreilles…
« Outre ! que vous me feriez dire… » Puis,
tout à coup, il pensa aux gensses, de Tarascon, à la
bannière qu’il ferait flotter là-haut, il se dit qu’avec de bons
guides, un compagnon à toute épreuve comme Bompard…
Il avait fait la Jungfrau… pourquoi ne
tenterait-il pas le Mont-Blanc ?
Et, posant sa large main sur l’épaule de son
ami, il commença d’une voix virile : « Écoutez,
Gonzague… »
XIII
LA CATASTROPHE.
Par une nuit noire, noire, sans lune, sans
étoile, sans ciel, sur la blancheur tremblotante d’une immense
pente de neige, lentement se déroule une longue corde où des ombres
craintives et toutes petites sont attachées à la file, précédées, à
cent mètres, d’une lanterne en tache rouge presque au ras du sol.
Des coups de piolet sonnant dans la neige dure, le roulement des
glaçons détachés dérangent seuls le silence du névé où
s’amortissent les pas de la caravane ; puis de minute en
minute un cri, une plainte étouffée, la chute d’un corps sur la
glace et, tout de suite, une grosse voix qui répond du bout de la
corde : « Allez doucement de tomber, Gonzague. » Car
le pauvre Bompard s’est décidé à suivre son ami Tartarin jusqu’au
sommet du Mont-Blanc.
Depuis deux heures du matin – il en est quatre
à la montre à répétition du président – le malheureux courrier
s’avance à tâtons, vrai forçat la chaîne, traîné, poussé, vacillant
et bronchant, contraint de retenir les exclamations diverses que
lui arrache sa mésaventure, l’avalanche guettant de tous côtés et
le moindre ébranlement, une vibration un peu forte de l’air
cristallin, pouvant déterminer des tombées de neige ou de glace.
Souffrir en silence, quel supplice pour un homme de
Tarascon !
Mais la caravane a fait halte, Tartarin
s’informe, on entend une discussion à voix basse, des chuchotements
animés : « C’est votre compagnon qui ne veut plus
avancer… » répond le Suédois. L’ordre de marche est rompu, le
chapelet humain se détend, revient sur lui-même, et les voilà tous
au bord d’une énorme crevasse, ce que les montagnards appellent une
« roture ». On a franchi les précédentes l’aide d’une
échelle mise en travers et qu’on passe sur les genoux ; ici,
la crevasse est beaucoup trop large et l’autre bord se dresse en
hauteur de quatre-vingts à cent pieds. Il s’agit de descendre au
fond du trou qui se rétrécit, à l’aide de marches creusées au
piolet, et de remonter pareillement. Mais Bompard s’y refuse avec
obstination.
Penché sur le gouffre que l’ombre fait
paraître insondable, il regarde s’agiter dans une buée la petite
lanterne des guides préparant le chemin. Tartarin, peu rassuré
lui-même, se donne du courage en exhortant son ami :
« Allons, Gonzague, zou !» et, tout bas, il le sollicite
d’honneur, invoque Tarascon, la bannière, le Club des Alpines…
« Ah ! vaï, le Club… je
n’en suis pas », répond l’autre cyniquement.
Alors Tartarin lui explique qu’on lui posera
les pieds que rien n’est plus facile.
« Pour vous, peut-être, mais pas pour
moi…
– Pas moins, vous disiez que vous aviez
l’habitude…
– Bé oui ! certainement, l’habitude… mais
laquelle ? J’en ai tant… l’habitude de fumer, de dormir…
– De mentir, surtout, interrompt le
président…
– D’exagérer, allons ! » dit Bompard
sans s’émouvoir le moins du monde.
Cependant, après bien des hésitations, la
menace de le laisser là tout seul le décide à descendre lentement,
posément, cette terrible échelle de meunier… Remonter est plus
difficile, sur l’autre paroi droite et lisse comme un marbre et
plus haute que la tour du roi René Tarascon. D’en bas, la clignante
lumière des guides semble un ver luisant en marche, il faut se
décider, pourtant ; la neige sous les pieds, n’est pas solide,
des glouglous de fonte et d’eau circulante s’agitent autour d’une
large fissure qu’on devine plutôt qu’on ne la voit, au pied du mur
de glace, et qui souffle son haleine froide d’abîme souterrain.
– Allez doucement de tomber,
Gonzague !…
Cette phrase, que Tartarin profère d’une
intonation attendrie, presque suppliante, emprunte une
signification solennelle à la position respective des
ascensionnistes, cramponnés maintenant des pieds et des mains, les
uns au-dessous des autres, liés par la corde, et par la similitude
de leurs mouvements, si bien que la chute ou la maladresse d’un
seul les mettrait tous en danger. Et quel danger, coquin de
sort ! Il suffit d’entendre rebondir et dégringoler les débris
de glaçons avec l’écho de la chute par les crevasses et les dessous
inconnus pour imaginer quelle gueule de monstre vous guette et vous
happerait au moindre faux pas.
Mais qu’y a-t-il encore ? Voilà que le
long Suédois qui précède justement Tartarin s’est arrêté et touche
de ses talons ferrés la casquette du P. C. A. Les guides ont beau
crier : « En avant !… » et le président :
« Avancez donc, jeune homme… » Rien ne bouge. Dressé de
son long, accroché d’une main négligente, le Suédois se penche et
le jour levant effleure sa barbe grêle, éclaire la singulière
expression de ses yeux dilatés, pendant qu’il fait signe à
Tartarin :
« Quelle chute, hein, si on
lâchait !…
– Outre ! Je crois bien… vous nous
entraîneriez tous… Montez donc !… »
L’autre continue, immobile :
« Belle occasion pour en finir avec la
vie, rentrer au néant par les entrailles de la terre, rouler de
crevasse en crevasse comme ceci que je détache de mon pied… »
Et il s’incline effroyablement pour suivre le quartier de glace qui
rebondit et sonne sans fin dans la nuit.
« Malheureux ! prenez garde… »
crie Tartarin blême d’épouvante ; et, désespérément cramponné
à la paroi suintante, il reprend d’une chaude ardeur son argument
de la veille en faveur de l’existence : « Elle a du bon,
que diantre !… À votre âge, un beau garçon comme vous… vous ne
croyez donc pas à l’amour, qué ? »
Non, le Suédois n’y croit pas. L’amour idéal
est un mensonge des poètes ; l’autre, un besoin qu’il n’a
jamais ressenti…
« Bé oui ! bé oui !… C’est vrai
que les poètes sont un peu de Tarascon, ils en disent toujours plus
qu’il n’y en a ; mais, pas moins, c’est gentil le
femellan, comme on appelle les dames chez nous. Puis, on a
des enfants, des jolis mignons qui vous ressemblent.
– Ah ! oui, les enfants, une source de
chagrins. Depuis qu’elle m’a eu, ma mère n’a cessé de pleurer.
– Écoutez, Otto, vous me connaissez, mon bon
ami… »
Et de toute l’expansion valeureuse de son âme,
Tartarin s’épuise ranimer, à frictionner à distance cette victime
de Schopenhauer et de Hartmann, deux polichinelles qu’il voudrait
tenir au coin d’un bois, coquin de sort ! pour leur faire
payer tout le mal qu’ils ont fait la jeunesse…
Qu’on se représente, pendant cette discussion
philosophique, la haute muraille de glace, froide, glauque,
ruisselante, frôlée d’un rayon pâle, et cette brochée de corps
humains plaqués dessus en échelons, avec les sinistres
gargouillements qui montent des profondeurs béantes et blanchâtres,
les jurons des guides, leurs menaces de se détacher et d’abandonner
leurs voyageurs. À la fin, Tartarin, voyant que nul raisonnement ne
peut convaincre ce fou, dissiper son vertige de mort, lui suggère
l’idée de se jeter de la pointe extrême du Mont-Blanc…
À la bonne heure, ça vaudrait la peine de
là-haut ? Une belle fin dans les éléments… Mais ici, au fond
d’une cave… Ah ! vaï, quelle
foutaise !… Il y met tant d’accent, à la fois brusque
et persuasif, une telle conviction, que le Suédois se laisse
vaincre ; et les voilà enfin, un par un, en haut de cette
terrible roture.
On se détache, on fait halte pour boire un
coup et casser une croûte.
Le jour est venu. Un jour froid et blême sur
un cirque grandiose de pics, de flèches, dominés par le Mont-Blanc
encore à quinze cents mètres. Les guides à part gesticulent et se
concertent avec des hochements de tête. Sur le sol tout blanc,
lourds et ramassés, le dos rond dans leur veste brune, on dirait
des marmottes prêtes à remiser pour l’hiver. Bompard et Tartarin,
inquiets, transis, ont laissé le Suédois manger tout seul et se
sont approchés au moment où le guide-chef disait d’un air
grave :
« C’est qu’il fume sa pipe, il n’y a pas
à dire que non.
– Qui donc fume sa pipe ? demanda
Tartarin.
– Le Mont-Blanc, monsieur,
regardez. »
Et l’homme montre tout au bout de la haute
cime, comme une aigrette, une fumée blanche qui va vers
l’Italie.
« Et autrement, mon bon ami, quand le
Mont-Blanc fume sa pipe, qu’est-ce que cela veut dire ?
– Ça veut dire, monsieur, qu’il fait un vent
terrible au sommet, une tempête de neige qui sera sur nous avant
longtemps. Et dame ! c’est dangereux.
– Revenons » dit Bompard
verdissant ; et Tartarin ajoute :
« Oui, oui, certainemain, pas de
sot amour-propre ! »
Mais le Suédois s’en mêle ; il a payé
pour qu’on le mène au Mont-Blanc, rien ne l’empêchera d’y aller. Il
y montera seul, si personne ne l’accompagne. « Lâches !
lâches ! » ajoute-t-il tourné vers les guides, et il leur
répète l’injure de la même voix de revenant dont il s’excitait tout
à l’heure au suicide.
« Vous allez bien voir si nous sommes des
lâches… Qu’on s’attache, et en route ! » s’écrie le
guide-chef. Cette fois, c’est Bompard qui proteste énergiquement.
Il en a assez, il veut qu’on le ramène, Tartarin l’appuie avec
vigueur :
« Vous voyez bien que ce jeune homme est
fou !… » s’écrie-t-il en montrant le Suédois déjà parti à
grandes enjambées sous les floches de neige que le vent commence à
chasser de toutes parts. Mais rien n’arrêtera plus ces hommes que
l’on a traités de lâches.
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