Et zou ! et zou ! Plus de mépris, plus de
haine. Ni Riz ni Pruneaux, tous valseurs. Bientôt la folie gagne,
se communique aux étages, et, dans l’énorme baie de l’escalier, on
voit jusqu’au sixième tourner sur les paliers, avec la raideur
d’automates devant un chalet à musique, les jupes lourdes et
colorées des Suissesses de service.
Ah ! le vent peut souffler dehors,
secouer les lampadaires, faire grincer les fils du télégraphe et
tourbillonner la neige en spirales sur la cime déserte. Ici l’on a
chaud, l’on est bien, en voilà pour toute la nuit.
« Différemment, je vais me coucher,
moi… » se dit en lui-même le bon Alpiniste, homme de
précaution, et d’un pays où tout le monde s’emballe et se déballe
encore plus vite. Riant dans sa barbe grise, il se glisse, se
dissimule pour échapper à la maman Schwanthaler qui, depuis leur
tour de valse, le cherche, s’accroche à lui, voudrait toujours
« ballir »… « dantsir »…
Il prend la clef, son bougeoir ; puis au
premier étage s’arrête une minute pour jouir de son œuvre, regarder
ce tas d’empalés qu’il a forcés à s’amuser, à se dégourdir.
Une Suissesse s’approche, toute haletante de
sa valse interrompue, lui présente une plume et le registre de
l’hôtel :
« Si j’oserais demander à mossié de
vouloir bien signer son nom… »
Il hésite un instant. Faut-il, ne faut-il pas
conserver l’incognito ?
Après tout, qu’importe ! En supposant que
la nouvelle de sa présence au Rigi arrive là-bas, nul ne saura ce
qu’il est venu faire en Suisse.
Et puis ce sera si drôle, demain matin, la
stupeur de tous ces « Inglichemans » quand ils
apprendront… Car cette fille ne pourra pas s’en taire… Quelle
surprise par tout l’hôtel, quel éblouissement !…
« Comment ? C’était lui…
Lui !… »
Ces réflexions passèrent dans sa tête, rapides
et vibrantes comme les coups d’archet de l’orchestre. Il prit la
plume et d’une main négligente, au-dessous d’Astier-Réhu, de
Schwanthaler et autres illustres, il signa ce nom qui les éclipsait
tous, son nom ; puis monta vers sa chambre, sans même se
retourner pour voir l’effet dont il était sûr.
Derrière lui la Suissesse regarda,
TARTARIN DE TARASCON
et au-dessous :
P. C. A.
Elle lut cela, cette Bernoise, et ne fut pas
éblouie du tout. Elle ne savait pas ce que signifiait P. C. A. Elle
n’avait jamais entendu parler de « Dardarin ».
Sauvage, raì !
II
TARASCON, CINQ MINUTES D’ARRÊT. – LE CLUB DES ALPINES. –
EXPLICATION DU P.C.A. – LAPINS DE GARENNE ET LAPINS DE CHOUX. –
CECI EST MON TESTAMENT. – LE SIROP DE CADAVRE. – PREMIÈRE
ASCENSION. – TARTARIN TIRE SES LUNETTES.
Quand ce nom de « Tarascon » sonne
en fanfare sur la voie du Paris-Lyon-Méditerranée, dans le bleu
vibrant et limpide du ciel provençal, des têtes curieuses se
montrent à toutes les portières de l’express, et de wagon en wagon
les voyageurs se disent : « Ah ! voilà Tarascon…
Voyons un peu Tarascon. »
Ce qu’on en voit n’a pourtant rien que de fort
ordinaire, une petite ville paisible et proprette, des tours, des
toits, un pont sur le Rhône. Mais le soleil tarasconnais et ses
prodigieux effets de mirage, si féconds en surprises, en
inventions, en cocasseries délirantes ; ce joyeux petit
peuple, pas plus gros qu’un pois chiche, qui reflète et résume les
instincts de tout le Midi français, vivant, remuant, bavard,
exagéré, comique, impressionnable, c’est là ce que les gens de
l’express guettent au passage et ce qui fait la popularité de
l’endroit.
En des pages mémorables que la modestie
l’empêche de rappeler plus explicitement, l’historiographe de
Tarascon a jadis essayé de dépeindre les jours heureux de la petite
ville menant sa vie de cercle, chantant ses romances – chacun la
sienne, – et, faute de gibier, organisant de curieuses chasses à la
casquette[2]. Puis, la guerre venue, les temps noirs,
il a dit Tarascon, et sa défense héroïque, l’esplanade torpillée,
le cercle et le café de la comédie imprenables, tous les habitants
formés en compagnies franches, soutachés de fémurs croisés et de
têtes de mort, toutes les barbes poussées, un tel déploiement de
haches, sabres d’abordage, revolvers américains, que les malheureux
en arrivaient à se faire peur les uns aux autres et ne plus oser
s’aborder dans les rues.
Bien des années ont passé depuis la guerre,
bien des almanachs ont été mis au feu ; mais Tarascon n’a pas
oublié, et, renonçant aux futiles distractions d’autre temps, n’a
plus songé qu’à se faire du sang et des muscles au profit des
revanches futures. Des sociétés de tir et de gymnastique,
costumées, équipées, ayant toutes leur musique et leur
bannière ; des salles d’armes, boxe, bâton, chausson ;
des courses pieds, des luttes à main plate entre personnes du
meilleur monde ont remplacé les chasses à la casquette, les
platoniques causeries cynégétiques chez l’armurier Costecalde.
Enfin le cercle, le vieux cercle lui-même,
abjurant bouillotte et bézigue, s’est transformé en Club Alpin, sur
le patron du fameux « Alpine Club » de Londres qui a
porté jusqu’aux Indes la renommée de ses grimpeurs. Avec cette
différence que les Tarasconnais, au lieu de s’expatrier vers des
cimes étrangères à conquérir, se sont contentés de ce qu’ils
avaient sous la main, ou plutôt sous le pied, aux portes de la
ville.
Les Alpes à Tarascon ?… Non, mais les
Alpines, cette chaîne de montagnettes parfumées de thym et de
lavande, pas bien méchantes ni très hautes (150 à 200 mètres
au-dessus du niveau de la mer), qui font un horizon de vagues
bleues aux routes provençales, et que l’imagination locale a
décorées de noms fabuleux et caractéristiques : le
Mont-Terrible, le Bout-du-Monde, le Pic-des-Géants, etc.
C’est plaisir, les dimanches matin, de voir
les Tarasconnais guêtrés, le pic en main, le sac et la tente sur le
dos, partir, clairons en tête, pour des ascensions dont le Forum,
le journal de la localité, donne le compte rendu avec un luxe
descriptif, une exagération d’épithètes, « abîmes, gouffres,
gorges effroyables », comme s’il s’agissait de courses sur
l’Himalaya. Pensez qu’à ce jeu les indigènes ont acquis des forces
nouvelles, ces « doubles muscles » réservés jadis au seul
Tartarin, le bon, le brave, l’héroïque Tartarin.
Si Tarascon résume le Midi, Tartarin résume
Tarascon. Il n’est pas seulement le premier citoyen de la ville, il
en est l’âme, le génie, il en a toutes les belles fêlures. On
connaît ses anciens exploits, ses triomphes de chanteur (oh !
le duo de Robert le Diable à la pharmacie Bézuquet !)
et l’étonnante odyssée de ses chasses au lion d’où il ramena ce
superbe chameau, le dernier de l’Algérie, mort depuis, chargé d’ans
et d’honneurs, conservé en squelette au musée de la ville, parmi
les curiosités tarasconnaises.
Tartarin, lui, n’a pas bronché ; toujours
bonnes dents, bon œil, malgré la cinquantaine, toujours cette
imagination extraordinaire qui rapproche et grossit les objets avec
une puissance de télescope. Il est resté celui dont le brave
commandant Bravida disait : « C’est un lapin… »
Deux lapins, plutôt ! Car dans Tartarin
comme dans tout Tarasconnais, il y a la race garenne et la race
choux très nettement accentuées : le lapin de garenne coureur,
aventureux, casse-cou ; le lapin de choux casanier, tisanier,
ayant une peur atroce de la fatigue, des courants d’air, et de tous
les accidents quelconques pouvant amener la mort.
On sait que cette prudence ne l’empêchait pas
de se montrer brave et même héroïque à l’occasion ; mais il
est permis de se demander ce qu’il venait faire sur le Rigi (Regina
montium) à son âge, alors qu’il avait si chèrement conquis le droit
au repos et au bien-être.
À cela, l’infâme Costecalde aurait pu seul
répondre.
Costecalde, armurier de son état, représente
un type assez rare à Tarascon. L’envie, la basse et méchante envie,
visible à un pli mauvais de ses lèvres minces et à une espèce de
buée jaune qui lui monte du foie par bouffées, enfume sa large face
rasée et régulière, aux méplats fripés, meurtris comme à coups de
marteau, pareille à une ancienne médaille de Tibère ou de
Caracalla. L’envie chez lui est une maladie qu’il n’essaye pas même
de cacher, et, avec ce beau tempérament tarasconnais qui déborde
toujours, il lui arrive de dire en parlant de son infirmité :
« Vous ne savez pas comme ça fait mal… »
Naturellement, le bourreau de Costecalde,
c’est Tartarin.
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