Tant de gloire pour un seul homme ! Lui
partout, toujours lui ! Et lentement, sourdement, comme un
termite introduit dans le bois doré de l’idole, voilà vingt ans
qu’il sape en dessous cette renommée triomphante, et la ronge, et
la creuse. Quand le soir, au cercle, Tartarin racontait ses affûts
au lion, ses courses dans le grand Sahara, Costecalde avait des
petits rires muets, des hochements de tête incrédules.
« Mais les peaux, pas moins, Costecalde…
ces peaux de lion qu’il nous a envoyées, qui sont là, dans le salon
du cercle ?…
– Té ! pardi… Et les fourreurs,
croyez-vous pas qu’il en manque, en Algérie ?
– Mais les marques des balles, toutes rondes,
dans les têtes ?
– Et autremain, est-ce qu’au temps de
la chasse aux casquettes, on ne trouvait pas chez nos chapeliers
des casquettes trouées de plomb et déchiquetées, pour les tireurs
maladroits ? »
Sans doute l’ancienne gloire du Tartarin tueur
de fauves restait au-dessus de ces attaques ; mais l’Alpiniste
chez lui prêtait à toutes les critiques, et Costecalde ne s’en
privait pas, furieux qu’on eût nommé président du Club des Alpines
un homme que l’âge « enlourdissait » visiblement et que
l’habitude, prise en Algérie, des babouches et des vêtements
flottants prédisposait encore à la paresse.
Rarement, en effet, Tartarin prenait part aux
ascensions ; il se contentait de les accompagner de ses vœux
et de lire en grande séance, avec, des roulements d’yeux et des
intonations à faire pâlir les dames, les tragiques comptes rendus
des expéditions.
Costecalde, au contraire, sec, nerveux, la
« Jambe de coq », comme on l’appelait, grimpait toujours
en tête ; il avait fait les Alpines une par une, planté sur
les cimes inaccessibles le drapeau du club, la Tarasque
étoilée d’argent. Pourtant, il n’était que vice-président, V. P. C.
A. ; mais il travaillait si bien la place qu’aux élections
prochaines, évidemment, Tartarin sauterait.
Averti par ses fidèles, Bézuquet le
pharmacien, Excourbaniès, le brave commandant Bravida, le héros fut
pris d’abord d’un noir dégoût, cette rancœur révoltée dont
l’ingratitude et l’injustice soulèvent les belles âmes. Il eut
l’envie de tout planter là, de s’expatrier, de passer le pont pour
aller vivre à Beaucaire, chez les Volsques ; puis se
calma.
Quitter sa petite maison, son jardin, ses
chères habitudes, renoncer son fauteuil de président du Club des
Alpines fondé par lui, à ce majestueux P. C. A. qui ornait et
distinguait ses cartes, son papier à lettres, jusqu’à la coiffe de
son chapeau ! Ce n’était pas possible, vé ! Et
tout à coup lui vint une idée mirobolante.
En définitive, les exploits de Costecalde se
bornaient à des courses dans les Alpines. Pourquoi Tartarin,
pendant les trois mois qui le séparaient des élections, ne
tenterait-il pas quelque aventure grandiose ; arborer, par
ézemple, l’étendard du Club sur une des plus hautes cimes
de l’Europe, la Jungfrau ou le Mont-Blanc ?
Quel triomphe au retour, quelle gifle pour
Costecalde lorsque le Forum publierait le récit de
l’ascension ! Comment, après cela, oser lui disputer le
fauteuil ?
Tout de suite il se mit à l’œuvre, fit venir
secrètement de Paris une foule d’ouvrages spéciaux : les
Escalades de Whymper, les Glaciers de Tyndall, le
Mont-Blanc de Stéphen d’Arve, des relations du Club Alpin,
anglais et suisse, se farcit la tête d’une foule d’expressions
alpestres, « cheminées, couloirs, moulins, névés, séracs,
moraine, rotures », sans savoir bien précisément ce qu’elles
signifiaient.
La nuit, ses rêves s’effrayèrent de glissades
interminables, de brusques chutes dans des crevasses sans fond. Les
avalanches le roulaient, des arêtes de glace embrochaient son corps
au passage ; et longtemps après le réveil et le chocolat du
matin qu’il avait l’habitude de prendre au lit, il gardait
l’angoisse et l’oppression de son cauchemar ; mais cela ne
l’empêchait pas, une fois debout, de consacrer sa matinée à de
laborieux exercices d’entraînement.
Il y a tout autour de Tarascon un cours planté
d’arbres qui, dans le dictionnaire local, s’appelle « le Tour
de ville ». Chaque dimanche, l’après-midi, les Tarasconnais,
gens de routine malgré leur imagination, font leur tour de ville,
et toujours dans le même sens.
Tartarin s’exerça à le faire huit fois, dix
fois dans la matinée, et souvent même à rebours. Il allait, les
mains derrière le dos, petits pas de montagne, lents et sûrs, et
les boutiquiers, effarés de cette infraction aux habitudes locales,
se perdaient en suppositions de toutes sortes.
Chez lui, dans son jardinet exotique, il
s’accoutumait à franchir les crevasses en sautant par-dessus le
bassin où quelques cyprins nageaient parmi des lentilles
d’eau ; à deux reprises il tomba et fut obligé de se changer.
Ces déconvenues l’excitaient et, sujet au vertige, il longeait
l’étroite maçonnerie du bord, au grand effroi de la vieille
servante qui ne comprenait rien à toutes ces manigances.
En même temps, il commandait en
Avignon, chez un bon serrurier, des crampons système Whymper pour
sa chaussure, un piolet système Kennedy ; il se procurait
aussi une lampe à chalumeau, deux couvertures imperméables et deux
cents pieds d’une corde de son invention, tressée avec du fil de
fer.
L’arrivage de ces différents objets, les
allées et venus mystérieuses que leur fabrication nécessita,
intriguèrent beaucoup les Tarasconnais ; on disait en
ville : « Le président prépare un coup. »
Mais, quoi ? Quelque chose de grand, bien
sûr, car selon la belle parole du brave et sentencieux commandant
Bravida, ancien capitaine d’habillement, lequel ne parlait que par
apophtegmes : « L’aigle ne chasse pas les
mouches. »
Avec ses plus intimes, Tartarin demeurait
impénétrable ; seulement, aux séances du Club, on remarquait
le frémissement de sa voix et ses regards zébrés d’éclairs
lorsqu’il adressait la parole à Costecalde, cause indirecte de
cette nouvelle expédition dont s’accentuaient, mesure qu’elle se
faisait plus proche, les dangers et les fatigues.
L’infortuné ne se les dissimulait pas et même
les considérait tellement en noir, qu’il crut indispensable de
mettre ordre à ses affaires, d’écrire ces volontés suprêmes dont
l’expression coûte tant aux Tarasconnais, épris de vie, qu’ils
meurent presque tous intestat.
Oh ! par un matin de juin rayonnant, un
ciel sans nuage, arqué, splendide, la porte de son cabinet ouverte
sur le petit jardin propret, sablé, où les plantes exotiques
découpaient leurs ombres lilas immobiles, où le jet d’eau tintait
sa note claire parmi les cris joyeux des petits Savoyards jouant à
la marelle devant la porte, voyez-vous Tartarin en babouches,
larges vêtements de flanelle, l’aise, heureux, une bonne pipe,
lisant tout haut à mesure qu’il écrivait :
« Ceci est mon testament. »
Allez, on a beau avoir le cœur bien en place,
solidement agrafé, ce sont là de cruelles minutes. Pourtant, ni sa
main ni sa voix ne tremblèrent, pendant qu’il distribuait à ses
concitoyens toutes les richesses ethnographiques entassées dans sa
petite maison, soigneusement époussetées et conservées avec un
ordre admirable ;
Au Club des Alpines, le baobab (arbor
gigantea), pour figurer sur la cheminée de la salle des
séances ;
À Bravida, ses carabines, revolvers, couteaux
de chasse, kriss malais, tomahawks et autres pièces
meurtrières ;
À Excourbaniès, toutes ses pipes, calumets,
narghilés, pipettes fumer le kif et l’opium ;
À Costecalde, – oui, Costecalde lui-même avait
son legs ! – les fameuses flèches empoisonnées (N’y touchez
pas)
Peut-être y avait-il sous ce don le secret
espoir que le traître se blesse et qu’il en meure ; mais rien
de pareil n’émanait du testament, fermé sur ces paroles d’une
divine mansuétude :
« Je prie mes chers alpinistes de ne pas
oublier leur président… je veux qu’ils pardonnent à mon ennemi
comme je lui pardonne, et pourtant c’est bien lui qui a causé ma
mort… »
Ici, Tartarin fut obligé de s’arrêter, aveuglé
d’un grand flot de larmes. Pendant une minute, il se vit fracassé,
en lambeaux, au pied d’une haute montagne, ramassé dans une
brouette et ses restes informes rapportés à Tarascon. Ô puissance
de l’imagination provençale ! il assistait à ses propres
funérailles, entendait les chants noirs, les discours sur sa
tombe : « Pauvre Tartarin,
péchère !… » Et, perdu dans la foule de ses
amis, il se pleurait lui-même.
Mais, presque aussitôt, la vue de son cabinet
plein de soleil, tout reluisant d’armes et de pipes alignées, la
chanson du petit filet d’eau au milieu du jardin, le remit dans le
vrai des choses.
Différemment, pourquoi mourir ? pourquoi
partir même ? Qui l’y obligeait, quel sot amour-propre ?
risquer la vie pour un fauteuil présidentiel et pour trois
lettres !…
Ce ne fut qu’une faiblesse, et qui ne dura pas
plus que l’autre. Au bout de cinq minutes, le testament était fini,
paraphé, scellé d’un énorme cachet noir, et le grand homme faisait
ses derniers préparatifs de départ.
Une fois encore le Tartarin de garenne avait
triomphé du Tartarin de choux. Et l’on pouvait dire du héros
tarasconnais ce qu’il a été dit de Turenne : « Son corps
n’était pas toujours prêt à aller à la bataille, mais sa volonté
l’y menait malgré lui. »
Le soir de ce même jour, comme le dernier coup
de dix heures sonnait au jacquemart de la maison de ville, les rues
déjà désertes, agrandies, à peine ça et là un heurtoir
retardataire, de grosses voix étranglées de peur se criant dans le
noir : « Bonne nuit, au mouain… » avec une
brusque retombée de porte, un passant se glissait dans la ville
éteinte où rien n’éclairait plus la façade des maisons que les
réverbères et les bocaux teintés de rosé et de vert de la pharmacie
Bézuquet se projetant sur la placette avec la silhouette du
pharmacien accoudé à son bureau et dormant sur le Codex. Un petit
acompte qu’il prenait ainsi chaque soir, de neuf à dix, afin,
disait-il, d’être plus frais la nuit si l’on avait besoin de ses
services. Entre nous, c’était là une simple tarasconnade, car on ne
le réveillait jamais et, pour dormir plus tranquille, il avait
coupé lui-même le cordon de la sonnette de secours.
Subitement, Tartarin entra, chargé de
couvertures, un sac de voyage la main, et si pâle, si décomposé,
que le pharmacien, avec cette fougueuse imagination locale dont
l’apothicairerie ne le gardait pas, crut à quelque aventure
effroyable et s’épouvanta : « Malheureux !… qu’y
a-t-il ?… vous êtes empoisonné ?… Vite, vite,
l’ipéca… »
Il s’élançait, bousculait ses bocaux.
Tartarin, pour l’arrêter fut obligé de le prendre à
bras-le-corps : « Mais écoutez-moi donc, qué
diable ! » et dans sa voix grinçait le dépit de l’acteur
à qui l’on a fait manquer son entrée. Le pharmacien une fois
immobilisé au comptoir par un poignet de fer, Tartarin lui dit tout
bas :
« Sommes-nous seuls, Bézuquet ?
– Bé oui… fit l’autre en regardant autour de
lui avec un vague effroi… Pascalon est couché (Pascalon, c’était
son élève), la maman aussi, mais pourquoi ?
– Fermez les volets, commanda Tartarin sans
répondre… on pourrait nous voir du dehors. »
Bézuquet obéit en tremblant. Vieux garçon,
vivant avec sa mère qu’il n’avait jamais quittée, il était d’une
douceur, d’une timidité de demoiselle, contrastant étrangement avec
son teint basané, ses lèvres lippues, son grand nez en croc sur une
moustache éployée, une tête de forban algérien d’avant la conquête.
Ces antithèses sont fréquentes Tarascon où les têtes ont trop de
caractère, romaines, sarrazines, têtes d’expression des modèles de
dessin, déplacées en des métiers bourgeois et des mœurs
ultra-pacifiques de petite ville.
C’est ainsi qu’Excourbaniès, qui a l’air d’un
conquistador compagnon de Pizarre, vend de la mercerie, roule des
yeux flamboyants pour débiter deux sous de fil, et que Bézuquet,
étiquetant la réglisse sanguinède et le sirupus gummi,
ressemble à un vieil écumeur des côtes barbaresques.
Quand les volets furent mis, assurés de
boulons de fer et de barres transversales : « Écoutez,
Ferdinand… » dit Tartarin, qui appelait volontiers les gens
par leur prénom ; et il se déborda, vida son cœur gros de
rancunes contre l’ingratitude de ses compatriotes, raconta les
basses manœuvres de la « Jambe de coq », le tour qu’on
voulait lui jouer aux prochaines élections, et la façon dont il
comptait parer la botte. Avant tout, il fallait tenir la chose très
secrète, ne la révéler qu’au moment précis où elle déciderait
peut-être du succès, à moins qu’un accident toujours à prévoir, une
de ces affreuses catastrophes… « Eh ! coquin de sort,
Bézuquet, ne sifflez donc pas comme ça pendant qu’on
parle. »
C’était un des tics du pharmacien. Peu bavard
de sa nature, ce qui ne se rencontre guère à Tarascon et lui valait
la confidence du président, ses grosses lèvres toujours en O
gardaient l’habitude d’un perpétuel sifflotement qui semblait rire
au nez du monde, même dans l’entretien le plus grave.
Et pendant que le héros faisait allusion à sa
mort possible, disait en posant sur le comptoir un large pli
cacheté :
« Mes dernières volontés sont là,
Bézuquet, c’est vous que j’ai choisi pour exécuteur
testamentaire…
– Hu… hu… hu… » sifflotait le pharmacien
emporté par sa manie, mais, au fond, très ému et comprenant la
grandeur de son rôle.
Puis, l’heure du départ étant proche, il
voulut boire à l’entreprise « quelque chose de bon,
qué ?… » un verre d’élixir de Garus.
Plusieurs armoires ouvertes et visitées, il se
souvint que la maman avait les clefs du Garus. Il aurait fallu la
réveiller, dire qui était là. On remplaça l’élixir par un verre de
sirop de Calabre, boisson d’été, modeste et inoffensive,
dont Bézuquet est l’inventeur et qu’il annonce dans le
Forum sous cette rubrique : « Sirop de
Calabre, dix sols la bouteille, verre compris ».
« Sirop de cadavre, vers compris », disait
l’infernal Costecalde qui bavait sur tous les succès ; du
reste, cet affreux jeu de mots n’a fait que servir à la vente et
les Tarasconnais en raffolent, de ce sirop de cadavre.
Les libations faites, quelques derniers mots
échangés, ils s’étreignirent, Bézuquet sifflotant dans sa moustache
où roulaient de grosses larmes.
« Adieu, au mouain… » dit
Tartarin d’un ton brusque, sentant qu’il allait pleurer
aussi ; et comme l’auvent de la porte était mis, le héros dut
sortir de la pharmacie à quatre pattes.
C’étaient les épreuves du voyage qui
commençaient.
Trois jours après, il débarquait à Vitznau, au
pied du Rigi. Comme montagne de début, exercice d’entraînement, le
Rigi l’avait tenté à cause de sa petite altitude (1.800 mètres
environ dix fois le Mont-Terrible, la plus haute des
Alpines !) et aussi à cause du splendide panorama qu’on
découvre du sommet, toutes les Alpes bernoises alignées, blanches
et roses, autour des lacs, attendant que l’ascensionniste fasse son
choix, jette son piolet sur l’une d’elles.
Certain d’être reconnu en route, et peut-être
suivi, car c’était sa faiblesse de croire que par toute la France
il était aussi célèbre et populaire qu’à Tarascon, il avait fait un
grand détour pour entrer en Suisse et ne se harnacha qu’après la
frontière. Bien lui en prit : jamais tout son armement
n’aurait pu tenir dans un wagon français.
Mais si commodes que soient les compartiments
suisses, l’Alpiniste, empêtré d’ustensiles dont il n’avait pas
encore l’habitude, écrasait des orteils avec la pointe de son
alpenstock, harponnait les gens au passage de ses crampons de fer,
et partout où il entrait, dans les gares, les salons d’hôtel et de
paquebot, excitait autant d’étonnements que de malédictions, de
reculs, de regards de colère qu’il ne s’expliquait pas et dont
souffrait sa nature affectueuse et communicative. Pour l’achever,
un ciel toujours gris, moutonneux, et une pluie battante.
Il pleuvait à Bâle sur les petites maisons
blanches lavées et relavées par la main des servantes et l’eau du
ciel ; il pleuvait à Lucerne sur le quai d’embarquement où les
malles, les colis semblaient sauvés d’un naufrage, et quand il
arriva à la station de Vitznau, au bord du lac des Quatre-Cantons,
c’était le même déluge sur les pentes vertes du Rigi, chevauchées
de nuées noires, avec des torrents qui dégoulinaient le long des
roches, des cascades en humide poussière, des égouttements de
toutes les pierres, de toutes les aiguilles des sapins. Jamais le
Tarasconnais n’avait vu tant d’eau.
Il entra dans une auberge, se fit servir un
café au lait, miel et beurre, la seule chose vraiment bonne qu’il
eût encore savourée dans le voyage ; puis une fois restauré,
sa barbe empoissée de miel nettoyée d’un coin de serviette, il se
disposa à tenter sa première ascension.
« Et autrement, demanda-t-il pendant
qu’il chargeait son sac, combien de temps faut-il pour monter au
Rigi ?
– Une heure, une heure et quart,
monsieur ; mais dépêchez-vous, le train part dans cinq
minutes.
– Un train pour le Rigi !… vous
badinez ! »
Par la fenêtre à vitraux de plomb de
l’auberge, on le lui montra qui partait.
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