Deux grands wagons
couverts, sans vasistas, poussés par une locomotive à cheminée
courte et ventrue en forme de marmite, un monstrueux insecte
agrippé à la montagne et s’essoufflant à grimper ses pentes
vertigineuses.
Les deux Tartarin, garenne et choux, se
révoltèrent en même temps l’idée de monter dans cette hideuse
mécanique. L’un trouvait ridicule cette façon de grimper les Alpes
en ascenseur ; quant à l’autre, ces ponts aériens que
traversait la voie avec la perspective d’une chute de mille mètres
au moindre déraillement, lui inspiraient toutes sortes de
réflexions lamentables que justifiait la présence du petit
cimetière de Vitznau, dont les tombes blanches se serraient, tout
au bas de la pente, comme du linge étalé dans la cour d’un
lavoir.
Évidemment ce cimetière est là par précaution,
et pour qu’en cas d’accident les voyageurs se trouvent tout
portés.
« Allons-y de mon pied, se dit le
vaillant Tarasconnais, ça m’exercera…
zou ! »
Et le voilà parti, tout préoccupé de la
manœuvre de son alpenstock en présence du personnel de l’auberge
accouru sur la porte et lui criant pour sa route des indications
qu’il n’écoutait pas. Il suivit d’abord un chemin montant, pavé de
gros cailloux inégaux et pointus comme une ruelle du Midi, et bordé
de rigoles en sapin pour l’écoulement des eaux de pluie.
À droite et à gauche, de grands vergers, des
prairies grasses et humides traversées de ces mêmes canaux
d’irrigation en troncs d’arbres. Cela faisait un long clapotis du
haut en bas de la montagne, et chaque fois que le piolet de
l’Alpiniste accrochait au passage les branches basses d’un chêne ou
d’un noyer, sa casquette crépitait comme sous une pomme
d’arrosoir.
« Diou ! que
d’eau ! » soupirait l’homme du Midi. Mais ce fut bien pis
quand, le cailloutis du chemin ayant brusquement cessé, il dut
barboter à même le torrent, sauter d’une pierre à l’autre pour ne
pas tremper ses guêtres. Puis l’ondée s’en mêla, pénétrante,
continue, semblant froidir à mesure qu’il montait. Quand il
s’arrêtait pour reprendre haleine, il n’entendait plus qu’un vaste
bruit d’eau où il était comme noyé, et il voyait en se retournant
les nuages rejoindre le lac en fines et longues baguettes de verre
au travers desquelles les chalets de Vitznau luisaient comme des
joujoux frais vernissés.
Des hommes, des enfants passaient près de lui
la tête basse, le dos courbé sous la même hotte en bois blanc
contenant des provisions pour quelque villa ou pension dont les
balcons découpés s’apercevaient mi-côte.
« Rigi-Kulm ? » demandait Tartarin pour s’assurer
qu’il était bien dans la direction ; mais son équipement
extraordinaire, surtout le passe-montagne en tricot qui lui
masquait la figure, jetaient l’effroi sur sa route, et tous,
ouvrant des yeux ronds, pressaient le pas sans lui répondre.
Bientôt ces rencontres devinrent rares ;
le dernier être humain qu’il aperçut était une vieille qui lavait
son linge dans un tronc d’arbre, à l’abri d’un énorme parapluie
rouge planté en terre.
« Rigi-Kulm ? » demanda
l’Alpiniste.
La vieille leva vers lui une face idiote et
terreuse, avec un goitre qui lui ballait dans le cou, aussi gros
que la sonnaille rustique d’une vache suisse : puis, après
l’avoir longuement regardé, elle fut prise d’un rire inextinguible
qui lui fendait la bouche jusqu’aux oreilles, bridait de rides ses
petits yeux, et chaque fois qu’elle les rouvrait, la vue de
Tartarin planté, devant elle, le piolet sur l’épaule, semblait
redoubler sa joie.
« Tron de l’air ! gronda le
Tarasconnais, elle a de la chance d’être femme… » et, tout
bouffant de colère, il continua sa route, s’égara dans une
sapinière, où ses bottes glissaient sur la mousse ruisselante.
Au delà, le paysage avait changé. Plus de
sentiers, d’arbres ni de pâturages. Des pentes mornes dénudées, de
grands éboulis de roche qu’il escaladait sur les genoux de peur de
tomber ; des fondrières pleines d’une boue jaune qu’il
traversait lentement, tâtant devant lui avec l’alpenstock, levant
le pied comme un rémouleur. À chaque instant, il regardait la
boussole en breloque à son large cordon de montre ; mais, soit
l’altitude ou les variations de la température, l’aiguille semblait
affolée. Et nul moyen de s’orienter avec l’épais brouillard jaune
empêchant de voir à dix pas, traversé depuis un moment d’un verglas
fourmillant et glacial qui rendait la montée de plus en plus
difficile.
Tout à coup il s’arrêta, le sol blanchissait
vaguement devant lui…
Gare les yeux !…
Il arrivait dans la région des neiges…
Tout de suite il tira ses lunettes de leur
étui, les assujettit solidement. La minute était solennelle. Un peu
ému, fier tout de même, il sembla à Tartarin que, d’un bond, il
s’était élevé de 1.000 mètres vers les cimes et les grands
dangers.
Il n’avança plus qu’avec précaution, rêvant
des crevasses et des rotures dont lui parlaient ses livres et, dans
le fond de son cœur, maudissant les gens de l’auberge qui lui
avaient conseillé de monter tout droit et sans guides. Au fait,
peut-être s’était-il trompé de montagne ! Plus de six heures
qu’il marchait, quand le Rigi ne demandait que trois heures. Le
vent soufflait, un vent froid qui faisait tourbillonner la neige
dans la brume crépusculaire.
La nuit allait le surprendre. Où trouver une
hutte, seulement l’avancée d’une roche pour s’abriter ? Et
tout à coup il aperçut devant lui, sur le terre-plein sauvage et
nu, une espèce de chalet en bois, bandé d’une pancarte aux lettres
énormes qu’il déchiffra péniblement : « PHO…TO…GRA…PHIE
DU RI…GI…KULM ». En même temps, l’immense hôtel aux trois
cents fenêtres lui apparaissait un peu plus loin entre les
lampadaires de fête qui s’allumaient dans le brouillard.
III
UNE ALERTE SUR LE RIGI. – DU SANG-FROID ! DU
SANG-FROID ! – LE COR DES ALPES. – CE QUE TARTARIN TROUVE À SA
GLACE EN SE RÉVEILLANT. – PERPLEXITÉ. – ON DEMANDE UN GUIDE PAR LE
TÉLÉPHONE.
« Quès aco ?… Qui
vive ?… » fit le Tarasconnais l’oreille tendue, les yeux
écarquillés dans les ténèbres.
Des pas couraient par tout l’hôtel, avec des
claquements de portes, des souffles haletants, des cris :
« Dépêchez-vous ! » tandis qu’au dehors sonnaient
comme des appels de trompe et que de brusques montées de flammes
illuminaient vitres et rideaux.
Le feu !…
D’un bond il fut hors du lit, chaussé, vêtu,
dégringolant l’escalier où le gaz brûlait encore et que descendait
tout un essaim bruissant de misses coiffées à la hâte,
serrées dans des châles verts, des fichus de laine rouge, tout ce
qui leur était tombé sous la main en se levant.
Tartarin, pour se réconforter lui-même et
rassurer ces demoiselles, criait en se précipitant et bousculant
tout le monde : « Du sang-froid ! du
sang-froid ! » avec une voix de goéland, blanche,
éperdue, une de ces voix comme on en a dans les rêves, à donner la
chair de poule aux plus braves. Et comprenez-vous ces petites
misses qui riaient en le regardant, semblaient le trouver
très drôle. On n’a aucune notion du danger, à cet âge !
Heureusement, le vieux diplomate venait
derrière elles, très sommairement vêtu d’un pardessus que
dépassaient des caleçons blancs et des bouts de cordonnets.
Enfin, voilà un homme !…
Tartarin courut à lui en agitant les
bras : « Ah ! monsieur le baron, quel
malheur !… Savez-vous quelque chose ?… Où est-ce ?…
Comment a-t-il pris ?
– Qui ? Quoi ?… » bégayait le
baron ahuri, sans comprendre.
« Mais, le feu…
– Quel feu ?… »
Le pauvre homme avait une mine si
extraordinairement déprimée et stupide que Tartarin l’abandonna et
s’élança dehors brusquement pour « organiser les
secours ! »…
« Des secours ! » répétait le
baronet, après lui, cinq ou six garçons de salle qui dormaient
debout dans l’antichambre et s’entre-regardèrent, absolument
égarés… « Des secours ! »…
Au premier pas dehors, Tartarin s’aperçut de
son erreur. Pas le moindre incendie. Un froid de loup, la nuit
profonde à peine éclaircie des torches de résine qu’on agitait ça
et là et qui faisaient sur la neige de grandes traces
sanglantes.
Au bas du perron, un joueur de cor des Alpes
mugissait sa plainte modulée, un monotone ranz des vaches à trois
notes avec lequel il est d’usage, au Rigi-Kulm, de réveiller les
adorateurs du soleil et de leur annoncer la prochaine apparition de
l’astre.
On prétend qu’il se montre parfois à son
premier réveil à la pointe extrême de la montagne, derrière
l’hôtel. Pour s’orienter, Tartarin n’eut qu’à suivre le long éclat
de rire des misses qui passaient près de lui. Mais il allait plus
lentement encore plein de sommeil et les jambes lourdes de ses six
heures d’ascension.
« C’est vous, Manilof ?… dit tout à
coup dans l’ombre une voix claire, une voix de femme… Aidez-moi
donc… J’ai perdu mon soulier. »
Il reconnut le gazouillis étranger de sa
petite voisine de table, dont il cherchait la fine silhouette dans
le pâle reflet blanc montant du sol.
« Ce n’est pas Manilof, mademoiselle,
mais si je puis vous être utile… »
Elle eut un petit cri de surprise et de peur,
un geste de recul que Tartarin n’aperçut pas, déjà penché, tâtant
l’herbe rase et craquante autour de lui.
« Té, pardi ! le
voilà… » s’écria-t-il joyeusement. Il secoua la fine chaussure
que la neige poudrait à frimas, mit un genou à terre, dans le froid
et l’humide, de la façon la plus galante, et demanda pour
récompense l’honneur de chausser Cendrillon.
Celle-ci, plus farouche que dans le conte,
répondit par un « non » très sec, et sautillait, essayant
de réintégrer son bas de soie dans le soulier mordoré ; mais
elle n’y serait jamais parvenue sans l’aide du héros, tout ému de
sentir une minute cette main mignonne effleurer son épaule.
« Vous avez de bons yeux… ajouta-t-elle
en manière de remerciement, pendant qu’ils marchaient à tâtons,
côte à côte.
– L’habitude de l’affût, mademoiselle.
– Ah ! vous êtes
chasseur ? »
Elle dit cela avec un accent railleur,
incrédule. Tartarin n’aurait eu qu’à se nommer pour la convaincre,
mais, comme tous les porteurs de noms illustres, il gardait une
discrétion, une coquetterie ; et, voulant graduer la
surprise :
« Je suis chasseur,
effétivemain… »
Elle continua sur le même ton
d’ironie :
« Et quel gibier chassez-vous donc, de
préférence ?
– Les grands carnassiers, les grands fauves…
fit Tartarin, croyant l’éblouir.
– En trouvez-vous beaucoup sur le
Rigi ? »
Toujours galant et à la riposte, le
Tarasconnais allait répondre que, sur le Rigi, il n’avait rencontré
que des gazelles, quand sa réplique fut coupée par l’approche de
deux ombres qui appelaient.
« Sonia… Sonia…
– J’y vais… » dit-elle ; et se
tournant vers Tartarin dont les yeux, faits à l’obscurité,
distinguaient sa pâle et jolie figure sous une mantille en manola,
elle ajouta, sérieuse cette fois :
« Vous faites une chasse dangereuse, mon
bonhomme… prenez garde d’y laisser vos os…
Et, tout de suite, elle disparut dans le noir
avec ses compagnons.
Plus tard l’intonation menaçante qui
soulignait ces paroles devait troubler l’imagination du
méridional ; mais, ici, il fut seulement vexé de ce mot de
« bonhomme » jeté à son embonpoint grisonnant et du
brusque départ de la jeune fille juste au moment où il allait se
nommer, jouir de sa stupéfaction.
Il fit quelques pas dans la direction où le
groupe s’éloignait, entendit une rumeur confuse, les toux, les
éternuements des touristes attroupés qui attendaient avec
impatience le lever du soleil, quelques-uns des plus braves grimpés
sur un petit belvédère dont les montants, ouatés de neige, se
distinguaient en blanc dans la nuit finissante.
Une lueur commençait à éclaircir l’Orient,
saluée d’un nouvel appel de cor des Alpes et de ce
« ah ! » soulagé que provoque au théâtre le
troisième coup pour lever le rideau. Mince comme la fente d’un
couvercle, elle s’étendait, cette lueur, élargissait
l’horizon ; mais en même temps montait de la vallée un
brouillard opaque et jaune, une buée plus pénétrante et plus
épaisse à mesure que le jour venait.
C’était comme un voile entre la scène et les
spectateurs.
Il fallait renoncer aux gigantesques effets
annoncés sur les Guides.
En revanche, les tournures hétéroclites des
danseurs de la veille arrachés au sommeil se découpaient en ombres
chinoises, falotes et cocasses ; des châles, des couvertures,
jusqu’à des courtines de lit les recouvraient.
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