Était-il bien mort ?
Il se pencha sur la poitrine du géant et une expression de désappointement passa sur son visage. Tarzan vivait encore. Alors, Stimbol se redressa doucement et lança un regard oblique sur la piste. Ses hommes n’étaient pas encore en vue ! Il était seul avec l’auteur de toutes ses humiliations !
Seul, il ne l’était pas comme il le croyait, car il ignorait la présence d’un être velu qui, derrière les buissons, le couvait de son regard fauve.
Le fils de la jungle remua faiblement et Stimbol comprit qu’il devait se hâter. Il tira son couteau de sa gaine et le leva sur la poitrine de son ennemi…
Au même instant, un terrible grincement de dents retentit derrière lui. Épouvanté, Stimbol se retourna et aperçut la face terrifiante de Bolgani, qui découvrait ses crocs jaunes en un rictus menaçant.
Le gorille allait se jeter sur Stimbol lorsque Tarzan ouvrit les yeux.
« Kriig. Ah ! » cria-t-il au singe.
Bolgani s’arrêta et lança un regard à son allié.
« Laissez-le aller ! ordonna Tarzan.
– Le Tarmangani voulait tuer Tarzan, dit le gorille, Bolgani l’en a empêché. Bolgani tue ! »
Et il grinça des dents.
« Non ! Laisse le Tarmangani ! »
Le gorille lâcha Stimbol, qu’il avait saisi par le bras. Les premiers hommes du safari apparaissaient déjà, et la nervosité de Bolgani s’accrut à la vue de cette troupe nombreuse.
« Va dans la jungle, Bolgani, dit Tarzan. Je m’occuperai du Tarmangani et des Gomanganis. »
Avec un grognement, le gorille s’enfonça dans les taillis, et Tarzan resta seul avec Stimbol et ses hommes.
« Il est heureux pour vous que vous n’ayez pu me tuer, dit-il gravement à l’Américain. J’étais là pour deux raisons, la première pour voir si vous obéissiez à mes instructions, la seconde, pour vous protéger contre vos hommes. J’ai surpris leurs regards ce matin… Il leur serait facile de vous abandonner dans la jungle, et ce serait votre fin, aussi sûrement que si vous receviez une balle dans la tête. J’estimais que j’avais certaines responsabilités à votre égard, et c’est la raison pour laquelle je voulais vous protéger ; mais vous venez de me délier de toute obligation de ce genre. Je ne vous tuerai pas, comme vous le méritez, Stimbol, mais je vous abandonne, et vous verrez bientôt sans doute qu’il vaut mieux avoir des amis que des ennemis dans la jungle ! »
Puis il se tourna vers les hommes de l’escorte :
« Tarzan, Seigneur de la Jungle, suit son chemin. Vous ne le reverrez peut-être plus. Faites votre devoir auprès de cet homme tant qu’il agira selon mes ordres, mais je lui interdis désormais de lever son fusil contre aucune bête de la jungle ! »
Sur ces derniers mots, Tarzan bondit dans les basses branches d’un arbre et disparut.
Lorsque Stimbol, par des questions répétées, réussit à se faire traduire le discours de Tarzan et à apprendre qu’il ne reparaîtrait plus, il retrouva une partie de son assurance et de sa morgue insolente. De nouveau, il se considéra comme le chef de ses hommes, leur lançant des ordres d’une voix qui claquait comme un coup de fouet, les raillant et les abreuvant d’injures.
Il croyait que, par ces façons, il s’attirait un respect craintif, flatteur pour sa basse vanité. D’ailleurs, de cette façon, pensait-il, il montrait à ces simples d’esprit qu’il n’avait pas peur de Tarzan, et il comptait bien s’assurer ainsi un grand ascendant sur eux.
Puisque Tarzan avait dit qu’il ne reviendrait pas, Stimbol n’avait plus aucunement l’intention d’observer ses instructions et, apercevant une antilope, sans une hésitation, il épaula son fusil, fit feu et tua la bête.
Ce soir-là, les indigènes palabrèrent longuement à voix basse.
« Il a tué une antilope, et Tarzan va être courroucé contre nous ! disait l’un.
– Il nous punira, c’est sur ! faisait l’autre.
– Le seigneur Blanc est un mauvais seigneur, déclarait un troisième. Je voudrais qu’il soit mort !
– Nous ne pouvons le tuer, Tarzan l’a défendu !
– Si nous l’abandonnons dans la jungle, il mourra !
– Tarzan nous a dit de faire notre devoir !
– Oui, tant que le mauvais seigneur obéirait à ses commandements !
– Il a désobéi !
– Par conséquent, nous pouvons l’abandonner ! »
Exténué par la longue étape, Stimbol dormait comme une souche. Lorsqu’il s’éveilla, le soleil était déjà haut. Il appela son boy, mais nul ne répondit. Il appela de nouveau, sans plus de succès.
« Maudits macaques ! grommela-t-il entre ses dents. Paresseux comme des couleuvres ! Je m’en vais les activer un peu, moi ! »
Il se leva et s’habilla, mais, peu à peu, le silence absolu du camp l’emplit d’une sorte de malaise, si bien qu’il abrégea sa toilette et sortit de la tente.
Dès qu’il eut mis le pied au dehors, la vérité lui apparut. Tous les hommes avaient déserté et tous les ballots de provisions avaient disparu à l’exception d’un seul. Il était abandonné au cœur de l’Afrique sauvage !
La première impulsion de l’Américain fut de saisir son fusil et de courir sur la trace de ses porteurs, mais la réflexion le convainquit rapidement de la vanité de cette méthode.
Il ne lui restait plus qu’une chose à faire, c’était d’essayer de rejoindre Blake et de rester dorénavant auprès de lui.
Les noirs lui avaient laissé des provisions et ne lui avaient dérobé ni son fusil ni ses munitions, mais la difficulté était de transporter cette lourde charge. Les provisions étaient insuffisantes pour de nombreux jours, mais Stimbol savait qu’il ne pourrait les porter, ayant de plus la charge de son fusil et de ses cartouches.
Il ne pouvait pas non plus être question de rester sur place à attendre du secours. La route de Blake allait dans la direction opposée, et des années pouvaient s’écouler avant qu’un être humain ne passât par l’endroit où il se trouvait.
S’il marchait vite et s’il trouvait la bonne direction, il pouvait espérer rattraper Blake, et c’était là sa seule chance de salut ! Réconforté par cette idée, Stimbol prit un copieux déjeuner, puis se contenta d’un petit paquet de provisions et partit sur la piste.
La route était facile et l’Américain n’eut aucune peine à regagner l’emplacement du camp où Blake et lui s’étaient séparés.
Comme il avait atteint cette petite clairière au début de l’après-midi, il décida qu’avant de poursuivre sa route il s’accorderait un instant de repos.
Il s’assit donc, le dos contre un arbre, sans remarquer une légère ondulation dans les hautes herbes, à quelque distance.
Ayant achevé sa cigarette, Stimbol se leva, remit son chargement sur ses épaules et s’apprêta à suivre le chemin dans lequel s’étaient engagés Blake et ses hommes le matin précédent, mais à peine avait-il fait quelques mètres qu’un rugissement terrifiant l’immobilisa. En même temps, les herbes s’écartèrent pour livrer passage à un lion magnifique dont le pelage était entièrement noir.
Avec un hurlement, Stimbol laissa tomber son fardeau, jeta son fusil et se mit à courir vers l’arbre sous lequel il s’était paisiblement reposé un instant auparavant.
Le lion, déconcerté lui-même, resta un moment indécis puis se lança à ses trousses.
Stimbol atteignit l’arbre juste à temps. Les mâchoires de Numa se refermèrent à moins d’un centimètre de ses talons, tandis que l’homme, le visage ruisselant de sueur, s’élevait de branche en branche.
Désappointé, le lion tourna sa rage sur le paquet que l’homme avait laissé choir en fuyant. Il se mit à l’éventrer, puis à griffer et à mordre les boîtes de conserve qui roulaient dans tous les sens, jusqu’à ce que les provisions fussent devenues inutilisables.
Stimbol se morfondait sur son arbre et se maudissait intérieurement d’avoir laissé tomber son fusil à terre.
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