Il se lamentait sur ses provisions disparues, mais se consolait à la pensée que Blake était encore sans doute tout proche, et que jusqu’à ce qu’il l’ait rejoint, il pourrait se nourrir avec le produit de sa chasse. Dès que le lion se serait éloigné, il se lancerait sur les traces de son ancien ami.
Numa, las de mordiller le contenu du paquet, se dirigeait maintenant, nonchalamment vers les hautes herbes, mais son attention fut attirée par un objet brillant, à terre. Il flaira précautionneusement le fusil, lui donna un coup de patte puis, finalement, s’en saisit dans sa gueule puissante.
Stimbol assistait à cette scène, désespéré mais impuissant. Si la bête endommageait le fusil, il se trouverait sans aucun moyen de défense et sans ressource pour trouver sa nourriture.
« Lâche ça ! Lâche ça ! » criait-il machinalement.
Sans s’occuper de ces cris, Numa s’éloigna majestueusement, emportant le fusil de l’Américain.
*
* *
Cette journée et la nuit qui suivit parurent un siècle à Wilbur Stimbol. Tant que dura le jour, le lion resta à proximité, visible, de haut, dans la prairie herbeuse, et, quand la nuit tomba, Stimbol se sentit incapable d’affronter sans armes les dangers de l’obscurité.
Pourtant, il songeait avec terreur que chaque instant qui s’écoulait rendait plus grande la distance qui le séparait de Blake et de son escorte.
À plusieurs reprises, il fut sur le point de descendre de l’arbre, prêt à tout risquer pour se rapprocher de son ancien compagnon, mais l’effroyable rumeur nocturne de la jungle lui semblait alors augmenter d’intensité et le cœur lui manquait.
Ce n’étaient que rugissements, cris d’agonie au loin, sinistres ululations et froissements suspects des feuillages, avec des moments de silence total, plus effrayants encore que tous ces bruits !
Lorsque le jour parut, Stimbol, épuisé, était encore cramponné à sa branche.
Tout, autour de lui, était maintenant paisible et silencieux. Seuls les débris méconnaissables des boîtes de conserve indiquaient que les hyènes étaient passées par là.
En tremblant, l’Américain descendit de son refuge.
Et c’est un être hagard, aux yeux fous, tressaillant au moindre bruit, claquant des dents, et en qui nul n’aurait reconnu l’arrogant successeur de la firme Stimbol et Stimbol de New-York, qui s’enfonça lentement dans la jungle.
CHAPITRE VII
LA CROIX
Blake s’était éloigné de son camp, accompagné d’un seul boy en qui il avait toute confiance. Il se proposait de photographier quelques-unes des bêtes de la jungle.
Ils avaient parcouru un chemin considérable lorsque, au loin, ils aperçurent un groupe formé d’un lion, de sa lionne et de cinq ou six lionceaux.
Se félicitant de sa chance, l’Américain fit signe à son compagnon et, avec précaution, tous deux se mirent à suivre de loin les redoutables félins.
Pendant deux heures, ils marchèrent ainsi dans la jungle. Le boy connaissait admirablement la forêt et serait revenu, les yeux fermés, sur l’emplacement du camp.
Quant à Blake, il ignorait absolument la route, mais s’en souciait peu, sachant qu’il pouvait compter absolument sur son guide.
Soudain, le ciel s’obscurcit, et l’orage qui devait manquer de provoquer l’assassinat de Tarzan par Stimbol éclata, avant que les deux hommes eussent pu tenter de se mettre à l’abri. Assourdi par le fracas du tonnerre, aveuglé par les éclairs, ahuri par la pluie, Blake cherchait des yeux son compagnon lorsqu’un bruit plus épouvantable encore que celui du tonnerre se fit entendre, en même temps que la foudre tombait à dix pas de l’endroit où se trouvait l’Américain.
Le jeune homme eût été incapable de préciser le temps que dura son évanouissement. Lorsqu’il ouvrit les yeux, la tempête avait cessé et le soleil achevait déjà de sécher le sol détrempé. Encore tout étourdi, Blake se souleva sur un coude et regarda autour de lui.
Le spectacle qui frappa son regard lui rendit aussitôt le sens des réalités. À moins de cent mètres, les sept lions dont il avait suivi la piste le contemplaient d’un air grave, sans manifester d’ailleurs, pour le moment, aucun sentiment particulièrement hostile.
Blake chercha machinalement son fusil et se rappela que son boy en était chargé, au moment de l’orage, ainsi que de l’appareil photographique. Or, le boy était invisible : sans doute effrayé à la vue des lions, avait-il décampé… À vingt mètres, un arbre s’élevait, mais, pour l’atteindre, Blake devrait s’avancer dans la direction des fauves.
Tandis qu’il hésitait sur la décision à prendre, l’un des jeunes lions, intrigué, se rapprocha de quelques pas !
Le hasard avait voulu que, dans la forêt aux branches enchevêtrées, Blake fût surpris par l’orage dans une assez vaste clairière, où le refuge le plus proche était l’arbre dont se rapprochait le lionceau. Nulle hésitation n’était possible, et Blake, dominant de son mieux les battements de son cœur et l’étrange faiblesse qui lui paralysait les jambes, se mit à marcher dans la direction de l’arbre, d’une allure aussi calme que possible, afin de ne pas énerver les fauves.
Pourtant, lorsqu’il eut franchi une dizaine de mètres, il s’aperçut que les lions commençaient à s’inquiéter de sa manœuvre. Le vieux mâle gronda, et le lionceau qui s’était avancé en éclaireur découvrit ses crocs, en battant ses flancs avec sa queue selon un rythme qui s’accélérait.
Blake était presque arrivé au pied de l’arbre lorsqu’un événement imprévisible se produisit. La lionne dressa les oreilles, tourna sa tête vers la forêt et, avec un grognement d’appel à l’intention de sa progéniture, disparut dans les fourrés, suivie aussitôt par les six autres membres de la famille.
Blake se laissa glisser sur le sol et essuya son visage ruisselant de sueur. Puis il murmura pour lui-même.
« J’espère que le prochain lion que je verrai sera au Zoo et de l’autre côté d’une grille solide. »
Cependant, le malheureux Américain n’était pas au bout de ses déboires, et il allait s’en apercevoir sans tarder. S’étant mis à la recherche de son boy, il lui fut impossible de le découvrir. Sans doute le malheureux, terrorisé par l’orage, s’était-il enfui comme un fou… Peut-être même avait-il été frappé par la foudre…
Sincèrement affligé et comprenant en outre qu’il était complètement perdu dans la forêt et qu’il se trouvait désarmé, à l’exception de son revolver, Blake se mit cependant courageusement en route, s’orientant tant bien que mal.
Sur son chemin, il trouva des baies et de l’eau en abondance et, le matin du troisième jour de ce voyage, il atteignit la lisière de la forêt et put apercevoir de hautes montagnes qui barraient l’horizon.
Réconforté par la pensée qu’il avait réussi à échapper à la jungle et à ses périls. Blake se remit en marche, après une courte halte. Il parvint bientôt à l’entrée d’une gorge étroite, dans laquelle il s’engagea.
Il avait couvert environ trois kilomètres sans apercevoir âme qui vive, lorsque, à un détour, il se trouva au pied d’une gigantesque croix de pierre blanche.
Surpris, Blake examina le socle sur lequel s’érigeait la croix et essaya de déchiffrer les caractères à demi effacés qui y étaient gravés. Blake n’ignorait pas qu’il se trouvait dans les parages de l’Abyssinie du sud et, les Abyssins étant chrétiens, la présence de cette croix pouvait aisément s’expliquer.
Après être demeuré un moment songeur, il reprit sa route, mais à peine avait-il fait dix pas que deux noirs surgirent au milieu du chemin et croisèrent leurs lances devant lui.
Blake les contempla avec surprise. Jamais il n’avait imaginé qu’au cœur de l’Afrique il rencontrerait des nègres accoutrés de cette façon ; ils étaient vêtus d’une tunique de laine blanche, sur laquelle était brodée une croix rouge qui leur barrait la poitrine ; de plus, ils portaient, sur leur tête crépue, une sorte de casque en peau de léopard qui leur emboîtait le crâne.
« Holà, messire, que voulez-vous ? » cria l’un des noirs d’un ton menaçant.
Ce langage archaïque mit le comble à l’étonnement de Blake. Il n’aurait pas été plus abasourdi si cet Africain s’était exprimé dans la langue d’Homère, et la stupeur le laissa un moment sans voix.
« Or çà, Paul, fit l’autre, ne vois-tu point que c’est un Sarrasin, et même un espion sarrasin ?
– Que nenni, Pierre. Il est bon chrétien, la chose est sûre. Je l’ai vu à l’instant s’incliner devant le divin emblème de la Croix.
– Il nous faut le conduire au capitaine des Portes, qui l’interrogera.
– Va donc, et Dieu te garde ! Moi, je garderai seul le passage. »
L’un des noirs fit alors signe à Blake de passer devant lui. L’Américain obéit et sentit aussitôt le fer de la lance lui piquer les omoplates, en guise d’avertissement sans doute, pour le cas où il aurait quelque velléité de s’enfuir.
Le chemin zigzaguait et devenait capricieux. Enfin, les deux hommes arrivèrent devant la sombre entrée d’un tunnel qui s’ouvrait dans le roc. Dans une niche, se trouvaient plusieurs torches faites de bois résineux. Le noir en prit une, l’alluma à l’aide de deux silex dont il tira une étincelle, et, poussant de nouveau Blake devant lui du bout de sa pique, il pénétra dans le tunnel étroit, obscur et glacial.
CHAPITRE VIII
UNE RUSE INFERNALE
Stimbol, l’esprit vacillant sous l’horreur de la catastrophe qui venait de le frapper, continuait à avancer, au hasard, dans la jungle.
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