Entre nous, la plaisanterie est excellente, mais j’ai l’estomac dans les talons, et vous feriez mieux de me faire servir à déjeuner au lieu de m’obliger à jouer le héros de Walter Scott !
– Ces paroles sont étranges, homme ! répliqua sir Richard en fronçant les sourcils. Certains mots m’échappent, mais je n’aime guère le ton dont tu te sers pour t’adresser à un chevalier !
– Assez ! s’écria Blake, excédé. Vous n’imaginez pas que je me suis laissé prendre plus de cinq minutes à cette mise en scène ? Encore une fois allez me chercher le directeur de la production, le cameraman, ou n’importe qui à condition qu’il soit un peu moins entêté que vous ! »
Messire Richard lui lança un regard à la fois surpris, dubitatif et dédaigneux.
« C’est à Richard de Montmorency que tu t’adresses, manant, dit-il d’un ton imposant. Songes-y, quel que soit le sens des paroles incompréhensibles qui s’échappent de ta bouche. »
Blake secoua la tête avec découragement, puis il se tourna vers les hommes d’armes qui s’étaient rapprochés et écoutaient la conversation. Il espérait surprendre un sourire sur le visage de ces figurants, mais il n’aperçut que des mines sérieuses et solennelles.
« Alors, se dit Blake, si je me suis trompé et si ce n’est pas là une compagnie cinématographique venue tourner ici des scènes de plein air, ces gens sont fous et je suis dans un asile d’aliénés ! »
Il questionna à haute voix :
« Y a-t-il un gardien chef ?
– Ah ! le chef des gardes ? fit Paul, qui se trouvait auprès de lui. C’est messire Richard de Montmorency, Dieu le protège !
– Tiens ! fit Blake, se retournant vers le chevalier. Je vous demande pardon, je vous aurais pris pour l’un de vos pensionnaires !
– Pensionnaires ? En vérité, homme, ton langage est singulier, et je ne sais ce qu’il signifie. Quoi qu’il en soit, je suis en effet le chef des gardes. »
Blake commençait à douter sincèrement de l’intégrité de ses facultés et il décida de remettre à plus tard la solution du problème. Il se tourna donc vers messire Richard, avec un des sourires irrésistibles qui étaient célèbres dans le cercle de ses relations :
« Écoutez, excusez-moi, lui dit-il. J’ai probablement eu jusqu’ici l’air d’un rustre à vos yeux, mais j’avoue que mes nerfs viennent d’être mis à une rude épreuve dans la jungle et, de plus, il y a plusieurs jours que je n’ai pu me restaurer convenablement. »
Le visage de messire Richard se dérida un peu et Blake, encouragé, reprit :
« En arrivant ici, j’ai cru que vous plaisantiez à mes dépens, et c’est pourquoi j’ai répondu sur le même ton. Mais, sérieusement, comment se nomme cette contrée ?
– Tu te trouves tout près de la cité de Nimmr ! répondit messire Richard.
– Et j’arrive sans doute un jour de fête nationale, ou bien à la mi-carême ? reprit Blake en hésitant.
– Non pas. Pourquoi ?
– Dame ! ces déguisements…
– Déguisements ? J’admets que ces costumes sont simples, mais ce sont ceux qui conviennent au service journalier des gardes. D’ailleurs, il suffit ! Je me soucie peu de répondre à des questions oiseuses. Gardes, emmenez cet homme dans la grand-salle où je l’interrogerai plus à loisir, et toi, Paul, va reprendre ta faction. »
Blake se laissa entraîner dans une pièce de vastes proportions, aux murs de pierre et aux hautes fenêtres. Messire Richard s’assit sur un coffre recouvert de fourrures, derrière une table de pierre, tandis que Blake restait debout, encadré par ses gardiens.
– Quel est ton nom ? demanda Richard.
– Blake.
– Est-ce là tout ? Blake ! Seulement ?
– James Hunter Blake.
– Quel titre portes-tu dans ton pays ?
– Je n’ai point de titre.
– Tu n’es donc point gentilhomme ? Quel est ton pays ?
– Les États-Unis d’Amérique.
– Qu’est-ce que cela ? Il n’existe point de tel pays ! Enfin, peu m’importe ! Que faisais-tu près de la vallée du Saint-Sépulcre ? Ignores-tu que l’accès en est interdit ?
– Comme je vous l’ai dit, je me suis perdu et j’ai continué mon chemin au hasard. Tout ce que je désirerais, c’est de retourner à la côte.
– C’est impossible ! Nous sommes environnés de tous côtés par les Sarrasins. Depuis 735 ans, nous sommes cernés par leurs armées ; comment passerais-tu à travers leurs cohortes.
– Qu’est-ce que c’est que cette histoire-là ? balbutia Blake, abasourdi, il n’y a aucune armée !
– Tu donnes un démenti à Richard de Montmorency, manant ! Si seulement tu étais de sang noble, tu m’en rendrais raison sur l’heure ! Décidément, tu n’es qu’un espion des Sarrasins, et encore d’esprit étrangement obtus ! Avoue donc, si tu ne veux être conduit au prince, qui te forcera à parler de façon moins plaisante !
– Je n’ai rien à avouer, répliqua Blake, excédé. Conduisez-moi vers le prince si vous voulez, il me donnera peut-être à manger, lui !
– Un valet va t’apporter de la nourriture, dit messire Richard, radouci. J’avais oublié que tu étais affamé, mais il ne sera pas dit que Richard de Montmorency aura refusé le pain à quiconque, fût-il de sang vulgaire.
– Je ne me suis jamais considéré comme étant de sang vulgaire ! riposta Blake avec une grimace.
– Ton père est-il donc chevalier ? »
Blake réfléchit rapidement. Il ne comprenait pas encore la vérité sur ce qui l’entourait, mais, à tout hasard, il pensa que mieux valait se faire bien voir des habitants de la mystérieuse cité de Nimmr.
« Oui, répondit-il effrontément. Mon père est chevalier… de la Légion d’honneur.
– Ah ! je m’en doutais ! fit sire Richard en lui serrant la main affectueusement. Ton comportement, ami, proclamait que tu étais de sang noble. Mais pourquoi as-tu voulu me tromper ? »
À ce moment, un valet apporta un grand plat contenant de la venaison froide, un gobelet et une amphore de vin. Richard versa lui-même à boire à son hôte, puis il remplit son propre gobelet qu’il leva gravement : « Bienvenue à vous, sire James », dit-il, avec courtoisie.
Blake s’inclina et but à son tour. Tandis que l’Américain dévorait les mets qui lui étaient présentés, sire Richard se mit à bavarder avec lui d’un ton familier, bien différent de l’arrogance méprisante qu’il avait montrée jusqu’alors. À la fin du repas, ils étaient excellents amis, et Richard ordonna à un palefrenier de seller deux chevaux.
« Nous allons nous rendre au château sans tarder davantage, dit-il à Blake. Vous n’êtes plus désormais mon prisonnier, mais bien mon hôte et mon ami ! »
Montés sur de grands chevaux de bataille, les deux nouveaux camarades se mirent en route, suivis à distance respectueuse par les écuyers.
Blake avait l’impression de vivre une scène d’histoire, et il se pinçait de temps en temps pour se persuader qu’il ne rêvait pas. Son compagnon, en tout cas, lui plaisait de plus en plus par sa fière simplicité et par son regard loyal et franc.
À quelque distance, Blake aperçut un nouveau mur d’enceinte, au-dessus duquel on apercevait les poivrières et les tourelles d’un vaste manoir.
Sur un geste de Richard, la herse fut levée, et Blake pénétra dans une cour d’honneur : sur la droite se trouvait un vaste parc où était réunie une noble compagnie qui, par son accoutrement, semblait sortie de quelque roman de la Table Ronde.
À la vue de Richard et de son compagnon, les seigneurs et les nobles dames montrèrent une surprise évidente.
« Hé, messire Richard ! fit l’un d’eux. Que nous amenez-vous là ? Un Sarrasin ?
– Non point ! répliqua Richard avec bonne humeur. C’est un brave chevalier qui désire présenter ses devoirs au prince ! »
Suivi docilement par Blake, il se dirigea vers un petit groupe situé à l’écart et qui entourait un homme d’apparence imposante et magnifiquement vêtu.
« Messire ! dit Richard en ployant le genou, je vous amène un noble chevalier qui, grâce à la protection de Notre-Seigneur, a pu traverser les rangs sarrasins et atteindre les portes de Nimmr. »
Le prince jeta un regard hautain et soupçonneux sur Blake qui s’était prosterné, à l’exemple de Richard.
« Il se pourrait bien que ce soi-disant chevalier fût un espion sarrasin envoyé par le sultan, chuchota un homme aux yeux noirs, qui se tenait près du prince.
– Il n’a point l’air d’un Sarrasin ! » protesta une voix féminine.
Blake leva les yeux et aperçut une jeune fille d’une beauté radieuse et somptueusement vêtue.
« Ainsi donc, fit le prince, vous êtes venu à Nimmr à travers les lignes ennemies ? Eh bien, dites-nous, sire chevalier, les Sarrasins ont-ils beaucoup d’hommes d’armes ? Comment leurs forces sont-elles disposées ? Croyez-vous que leur plan soit d’attaquer par surprise ? Dites-nous tout, vous pourriez nous rendre grand service !
– J’ai marché longtemps dans la forêt et je n’ai pas vu âme qui vive, répondit Blake.
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