C’est donc vers les biographies que nous nous tournerons d’abord, rapidement et brièvement, afin d’essayer de comprendre ce que la guerre signifie pour vous. Penchons-nous sur quelques phrases extraites de biographies.

Celles-ci, d’abord, provenant de la vie d’un soldat :

« J’ai eu la vie la plus heureuse qui soit et j’ai toujours travaillé pour la guerre. Aujourd’hui, dans la force de l’âge, j’ai atteint le sommet… Dieu merci, nous partons dans une heure. Un régiment si magnifique ! Quels hommes, quels chevaux ! J’espère que d’ici dix jours, nous chevaucherons côte à côte, Francis et moi, et que nous foncerons droit sur les Allemands(9). »

À quoi le biographe ajoute :

« Dès la première heure, il connut le bonheur suprême, car il avait trouvé sa véritable vocation. »

Ajoutons cet extrait relatif à la vie d’un aviateur :

« Nous avons parlé de la Société des Nations et des perspectives de paix et de désarmement. Il s’est montré, sur ce point, plus martial que militariste. La difficulté à laquelle il se heurtait, incapable de trouver une solution, provenait de ce que cette paix définitive et permanente, où les armées et la marine cesseraient d’exister, supprimerait tout débouché pour les qualités viriles développées par la lutte ; il craignait une détérioration du physique et du caractère humains(10). »

Voici donc, immédiates, trois raisons qui poussent les gens de votre sexe à se battre. La guerre est une profession, une source de bonheur et d’excitation ; elle est aussi un débouché pour les qualités viriles sans lesquelles les hommes se détérioreraient. Mais ces sentiments, ces opinions ne représentent en aucune façon celles de tous les gens de votre sexe. Un autre extrait le prouve, tiré de la vie d’un poète tué au cours de la guerre européenne : Wilfred Owen.

« J’avais déjà perçu cette lumière ; une lumière que les dogmes d’aucune Église nationale ne laisseront jamais filtrer : l’un des commandements essentiels du Christ fut “Passivité à tout prix !” Supportez le déshonneur et l’opprobre, mais ne recourez jamais aux armes. Soyez malmenés, soyez outragés, soyez tués, mais ne tuez pas… Cela vous montre bien à quel point le christianisme pur ne s’accordera jamais avec le pur patriotisme. »

Et, parmi les quelques notes, les projets de poèmes que sa vie trop brève ne lui permit pas d’écrire, on trouve :

« La monstruosité des armes… L’inhumanité de la guerre… La guerre intolérable… L’horrible bestialité de la guerre… L’absurdité, l’idiotie de la guerre(11). »

Ces citations révèlent bien que les gens d’un même sexe ont sur le même sujet des opinions divergentes. Mais on voit bien aussi, et les journaux actuels le prouvent, que, malgré leurs nombreux dissentiments, la grande majorité des gens de votre sexe sont en faveur de la guerre. Les hommes cultivés réunis à la conférence de Scarborough, les ouvriers réunis à la conférence de Boumemouth ont tous convenu qu’il était nécessaire de dépenser 300 000 000 livres par an pour l’armement. Ils trouvent que Wilfred Owen avait tort : qu’il vaut mieux tuer que d’être tué. Cependant la diversité d’opinions révélée par les biographies est telle qu’il doit bien y avoir une raison dominante sur laquelle se fonde cette unanimité. La nommerons-nous, par souci de brièveté, « patriotisme » ? Mais, nous demanderons-nous alors, quel est ce « patriotisme » qui vous pousse à faire la guerre ? Laissons le président du Tribunal du Banc du Roi répondre à notre place :

« Les Anglais sont fiers de l’Angleterre. Pour ceux qui ont été formés dans les écoles et les universités anglaises, et qui ont accompli l’œuvre de leur vie en Angleterre, il existe peu de sortes d’amours plus puissants que celui de leur pays. Lorsque nous observons les autres nations, c’est en prenant comme modèle notre propre pays. […] La liberté a choisi l’Angleterre pour foyer. […] L’Angleterre est le foyer des institutions démocratiques. […] Il existe, il est vrai, parmi nous, des ennemis de la liberté et quelques-uns, peut-être, dans les milieux les plus inattendus. Mais nous tenons bon. On a dit que la maison d’un Anglais était son château. La maison de la liberté se trouve en Angleterre. Et c’est bien d’un château qu’il s’agit. Un château que l’on défend jusqu’au dernier souffle. […] Oui, c’est une grande bénédiction d’être anglais(12). »

Excellente description de ce que représente le patriotisme pour un homme cultivé et des devoirs qu’il lui impose. Mais pour la sœur de l’homme cultivé, que signifie le mot « patriotisme » ? A-t-elle les mêmes raisons d’être fière de l’Angleterre, d’aimer l’Angleterre, de défendre l’Angleterre ? Est-ce une telle bénédiction pour elle de vivre en Angleterre ? Interrogées, l’Histoire et les biographies semblent indiquer que sa situation dans ce foyer de la liberté a toujours différé de celle de son frère ; or la psychologie ne manquerait pas d’insinuer que l’Histoire n’est pas sans effet sur l’esprit et sur le corps. Son interprétation du mot « patriotisme » tendra donc à différer de celle de son frère. Et cette différence explique sa difficulté à comprendre la définition donnée par son frère du mot « patriotisme », ou les notions qu’il peut avoir des devoirs patriotiques. Alors, si notre réponse à votre question : « Comment, à votre avis, pouvons-nous éviter la guerre ? » dépend de la compréhension des émotions, des loyautés qui poussent les hommes à la faire, mieux vaut déchirer cette lettre et la jeter au panier.