Oui, ce fut un réceptacle vorace, un fait bien solide, bien concret, ce Fonds pour l’éducation d’Arthur. Un fait si solide, en vérité, que son ombre s’est étendue sur tout le paysage avec ce résultat que, tout en regardant les mêmes choses, nous les voyons différemment. Par exemple, ces bâtiments là-bas, avec leur aspect semi-monastique, leurs chapelles et leurs halls et leurs espaces verts qui sont autant d’aires de jeux, que représentent-ils ? Pour vous, cela représente votre vieille école, Eton ou Harrow, ou bien votre vieille université, Oxford ou Cambridge, sources de tant de souvenirs et de traditions.
Mais pour nous, qui les voyons à travers l’ombre du Fonds pour l’éducation d’Arthur, il s’agit d’une table dans une salle de classe, d’un omnibus nous conduisant à cette classe, d’une petite bonne femme au nez rouge, elle-même pas trop instruite, mais avec une mère invalide à sa charge. Il s’agit d’une pension de 50 livres par an sur laquelle il fallait acheter ses vêtements, faire des cadeaux, parcourir toutes les étapes menant à la maturité. Voilà quelle fut l’influence du Fonds pour l’éducation d’Arthur sur nous. Une influence de caractère si magique qu’elle transforme le paysage et que les nobles cours et les cloîtres d’Oxford et de Cambridge se présentent souvent aux yeux des filles d’hommes cultivés(7) sous la forme de jupons troués, de côtelettes de mouton froides et du ferry démarrant pour l’étranger, tandis qu’un garde leur claque la portière au nez.
Le fait que le Fonds pour l’éducation d’Arthur transforme ainsi le paysage – les halls, les terrains de jeux, les édifices sacrés – est très important, mais nous réserverons cet aspect de la question pour une discussion ultérieure. Nous ne retiendrons ici qu’un fait évident : face à cette question capitale « Comment pouvons-nous vous aider à empêcher la guerre ? », la façon dont nous avons été éduquées pèse très lourd. Une certaine connaissance de la politique, des relations internationales, de l’économie est nécessaire pour comprendre les causes de la guerre. La philosophie, la théologie même peuvent se révéler utiles. Sans culture, sans un esprit entraîné, il est impossible d’affronter ces questions d’une manière satisfaisante. La guerre, résultat de forces impersonnelles, n’est pas, vous l’admettrez, à la portée d’un esprit en friche. Quant à la guerre, conséquence de la nature humaine, c’est autre chose. Si l’idée ne vous était pas venue que les motivations, les émotions d’un homme ou d’une femme ordinaires entrent pour beaucoup dans les raisons qui conduisent à la guerre, vous n’auriez pas écrit pour demander notre aide. Vous avez dû vous dire : les hommes et les femmes, ici et maintenant, sont capables d’exercer leur volonté ; ils ne sont pas des pions, des marionnettes dansant au bout de ficelles manipulées par des mains invisibles. Ils peuvent agir et penser par eux-mêmes. Et peut-être même peuvent-ils influencer les pensées, les actions d’autres hommes, d’autres femmes. N’est-ce pas un raisonnement de cet ordre qui vous a poussé à vous adresser à nous ? Et avec raison. Car il existe, heureusement, une branche de l’éducation inscrite au chapitre « éducation gratuite », et qui apprend à comprendre les êtres humains et leurs motivations ; on pourrait appeler cette discipline (mais en débarrassant ce mot de toutes ses connotations scientifiques) la psychologie. Et le mariage qui représente la seule grande carrière ouverte à notre classe, depuis l’aube des temps jusqu’à l’an 1919, ne correspond-il pas à l’art de choisir l’être humain auprès duquel on pourra vivre avec succès ? Nous devrions donc avoir acquis une certaine expérience en ce domaine. Mais une autre difficulté surgit ici : si bien des instincts sont communs aux hommes et aux femmes, l’instinct du combat a toujours été l’apanage des hommes et non pas des femmes. La loi, la pratique ont encouragé cette différence, qu’elle soit innée ou accidentelle. Il est rare, au cours de l’Histoire, qu’un homme soit tombé sous les balles d’un fusil tenu par une femme ; la vaste majorité des oiseaux, des animaux tués l’a été par vous et non par nous. Or il est difficile de juger ce à quoi l’on n’a point part(8).
Comment pouvons-nous, dès lors, comprendre votre problème, et, dans cette incapacité, pouvons-nous vraiment répondre à votre question : « Comment empêcher la guerre ? » Une réponse basée sur notre expérience et sur notre psychologie (pourquoi lutter ?) n’aurait aucune valeur. Vous rencontrez dans la lutte, c’est manifeste, une certaine sensation de gloire, une certaine nécessité, une certaine satisfaction que nous n’avons jamais éprouvées, dont nous n’avons jamais joui. Une compréhension véritable demanderait une transfusion de sang et de mémoire – miracle encore inaccessible à la science. Mais nous possédons aujourd’hui un substitut à ces transfusions de sang et de mémoire et qui devrait nous servir en cas de nécessité. Nous avons à notre disposition cette contribution merveilleuse, constamment renouvelée, et cependant encore largement négligée : les biographies.
Nous avons aussi la presse, les quotidiens, cette Histoire à l’état brut. Désormais, plus la moindre raison de nous confiner dans ce minuscule laps de temps, si restreint, si limité, que représente l’actualité. Nous pouvons élargir notre champ en observant l’image d’autres vies que les nôtres. Naturellement, il ne s’agit pour l’instant que d’une image, mais elle n’est guère négligeable.
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