Un univers fragmenté, tout de bribes, de parcelles, de fragments, parcouru de liens insolites, et géographiquement le même depuis le temps des dinosaures.

Face à ces textes visionnaires et intimes à la fois, où les détails les plus concrets sont d’autant plus fantasmatiques, les personnages les plus définis d’autant moins clos, Trois Guinées, qui se veut analyse inflexible, prend des accents poignants par sa distance même avec l’œuvre en apparence plus instinctive, par cet effort désespéré de détecter un réseau qui, dans l’œuvre romanesque, lucide jusqu’au délire, reste dissimulé. Quelle fureur retenue à chaque ligne ! Quelle passion portée à repérer non plus la présence de la vie, la présence à la vie, mais ce qui empêche d’y atteindre : la substance exacte qui empoisonne nos destinées ! Quelle sensation d’horreur à découvrir que le texte rationnel (ou prétendu tel), dissimulé derrière le monde de l’imaginaire, de l’instinct, que la réalité la plus fonctionnelle, la plus tangible, celle où l’imagination n’a plus de part et qui coordonne la vie des sociétés, le monde des lois, n’est qu’une représentation démentielle où se pavanent selon des règles imbéciles d’autoritaires fantoches ! Que ce monde des lois régit un non-sens répertorié bien plus absurde que l’univers d’un Lewis Carroll et que l’on souhaiterait onirique, alors que ce cauchemar représente justement la vie contingente ! Non-sens ? Destruction plutôt, déviation du sens au profit d’un système criminel, de ce monde truqué de la hiérarchie qui aboutit alors aux lugubres atrocités du nazisme.

En 1938, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, au temps de la guerre d’Espagne près d’être gagnée par les fascistes, alors que les persécutions raciales fonctionnent depuis plusieurs années dans le IIIe Reich, Virginia Woolf, si souvent taxée de snobisme, d’évanescence, observe. Les femmes viennent d’obtenir le droit de vote (en Angleterre, pas en France). Elles ont acquis depuis 1919 le droit de gagner leur vie, d’entrer dans les professions libérales. Pas dans toutes. Et lorsqu’elles parviennent à concrétiser ce droit, le plus souvent théorique, elles se retrouvent et demeurent au bas de l’échelle des salaires et de la hiérarchie. Des hommes protestent déjà contre cette intrusion pourtant bien timide et bridée des femmes.

Virginia Woolf qui n’a pu faire d’études à l’université comme ses frères, qui n’aurait pas le droit de prêcher dans une église, de signer un traité, d’enseigner à Cambridge, imagine la longue procession des envahisseurs : « Les voilà qui marchent, ces frères qui ont reçu l’éducation des grandes écoles et des universités, qui ont monté ces marches, qui ont pu entrer et sortir par ces portes, s’installer à ces chaires, enseigner, administrer la justice, pratiquer la médecine, faire des transactions, du négoce, gagner de l’argent. » À présent, la longue file des filles, des sœurs, des mères (il n’est guère question d’épouses ici, sinon comme de femmes pratiquant un métier : la seule profession, avec la prostitution, qui leur ait toujours été largement ouverte et même imposée), leur longue file peut désormais rejoindre cette procession, aux derniers rangs certes, mais elles ne seront plus obligées de la regarder passer d’une fenêtre. Et Virginia contemple, à présent, les photographies qui, chaque semaine, arrivent d’Espagne et représentent des cadavres, des maisons en ruine. Elle songe au destin des femmes permis et voulu par des hommes. Elle évoque la silhouette du Führer, celle du Duce. Et elle se demande – et elle sait combien sa question est neuve car jusqu’à présent les quelques femmes qui ont lutté si dur pour obtenir si peu l’ont fait pour accéder au statut des hommes, et elle sait combien sa question est grave –, elle se demande si les femmes doivent la rejoindre, cette procession des hommes. « Il est inévitable que nous considérions cette société si bonne à votre égard, si dure envers nous, comme une société mal conçue, qui déforme la vérité, déforme l’esprit, altère la volonté… un lieu de conspiration qui engloutit le frère que beaucoup d’entre nous ont des raisons de respecter dans la vie privée, et qui impose à sa place un mâle monstrueux, à la voix tonitruante, au poing dur, qui, d’une façon puérile, inscrit sur le sol des signes à la craie, ces lignes de démarcation mystiques entre lesquelles sont fixés, rigides, séparés, artificiels, les êtres humains. » Plutôt que de le reconstruire, elle propose de brûler jusqu’à ses fondations le vieux collège de filles, si délabré : « Et que les filles des hommes cultivés dansent une ronde autour du feu et jettent des brassées de feuilles mortes sur les flammes. Et que leurs mères se penchent aux fenêtres les plus hautes et crient : “Laissez-le brûler ! Laissez-le brûler ! car nous en avons fini de cette ‘éducation’ !” »

Cependant Virginia n’imagine pas de paradis matriarcal, moins encore une société utopique d’amazones. Elle souhaite que les femmes luttent avec les hommes : « Un intérêt commun nous unit : il n’y a qu’un monde, qu’une vie » ; mais elle exige que les femmes usent de leurs propres armes, que de victimes elles ne deviennent pas bourreaux, qu’elles préservent leur caractère propre et respectent en toute occasion (même au risque de perdre leur cause) le droit de toutes et de tous à l’égalité. Aucun sexisme, pas d’utopie chez elle. Les femmes, différentes des hommes, ne sont pas pour autant parfaites : elle ne dit même pas meilleures. Mais, par la force du système patriarcal ou de leur différence biologique, elles n’ont pas été piégées dans les activités catastrophiques des hommes ; elles ne portent pas leurs panoplies, leurs carcans, leurs uniformes, leurs médailles. Elles n’ont aucune part directe à leurs vanités. Le monde de la hiérarchie, des combats stériles et cupides, de l’exploitation, de l’économie capitaliste, elles n’y ont pas de responsabilité directe. Du fait des circonstances ou de la biologie, elles ne sont pas nées guerrières ; « Il est rare, au cours de l’Histoire, qu’un homme soit tombé sous les balles d’un fusil tenu par une femme ; la vaste majorité des oiseaux, des animaux tués l’a été par vous et non par nous. » Elles ont donc, elles, une chance de recommencer autrement. Faut-il compromettre cette chance ?

Ces femmes ou, selon sa formule très significative, (révélatrice aussi), ces « filles d’hommes cultivés », Virginia Woolf ne tente pas de les définir. Elle ne dit pas ce que sont les femmes, mais ce qu’on leur a fait ; elle ne dit pas « qui » sont les femmes, mais ce qu’on les empêche d’être. Les femmes ? C’est, peut-être, comme Lily Briscoe dans La Promenade au phare, celle qui, face à la mort, l’absence, reconnaît « cette vieille horreur, vouloir et vouloir et ne pas avoir » ; ou peut-être celles qui, dans Trois Guinées, entendent de toutes parts, depuis toujours : « Vous ne devez pas, vous ne devez pas, vous ne devez pas. » Ou bien :

« La place des femmes est au foyer… Il y a deux univers, un pour les femmes, l’autre pour les hommes… Les femmes ont échoué… Elles ont échoué. » Les femmes, c’est peut-être Antigone « sans capital, sans force derrière elle » et s’attaquant en vain à Créon dont le royaume ne sera bientôt plus que « cadavres et maisons en ruine » ; Antigone qui ne « cherche pas à briser les lois mais à trouver la loi ». Les femmes…

Les femmes, mais il n’y a pas encore de femmes – ni d’hommes, en conséquence. Il n’y a jamais eu que l’annulation des femmes. Restent la folie, la douleur de n’être pas, qui circulent dans les lignes, les veines de Virginia Woolf… une femme, aux prises avec ces réseaux barrés, cette mort vivante, captive en elle, de l’être qu’elle était ; avec le malaise des hommes à vivre adjacents, jupitériens, une trajectoire faussée. Privilégiée, Virginia ? L’écrivain qui s’accomplit, la femme éditeur, l’auteur « célèbre » dont le mari reconnaît, « accepte » et sert le « génie » ? Mais dans ses fibres, biologiquement, à tous les niveaux du subconscient, parce qu’elle est inscrite telle, indiquée telle, elle subit cette destinée féminine raturée.

Il me serait impossible de « raconter » ici la vie de Virginia Woolf. Il y a tant de lectures possibles d’une vie. Quand, il y a quatre ans, j’ai écrit cet essai ? cette biographie(1) ? c’est par bribes, par facettes, que j’ai tenté de capter un peu de sa présence. Et je ne voudrais pas « traduire » sa vie.