Il est certain que des courants la traversent qui font de la mort de sa mère (Virginia avait alors treize ans), de la survie d’un père éploré, despotique ; de ses relations à Thoby, le frère tant aimé qui lui ressemblait même physiquement et qui, mort à vingt-six ans, l’a toujours obsédée ; du comportement incestueux de son demi-frère ; de son mariage avec Leonard Woolf surtout, avec Leonard qui ne répond sans doute pas autant qu’on a voulu le croire à son image d’ange gardien, oui, qui font de ces éléments les blessures banales, atroces, dues à la difficulté d’être femme (ou homme) dans le jeu des différences ratées. Elle les assumait, sous le couvert d’une conduite enjouée, ironique, ou dans les affres de la maladie mentale sans cesse surmontée, comme une impossibilité de vivre que l’écriture ne compensait pas.
L’écriture à laquelle pourtant elle croyait (moins qu’un Proust, mais plus qu’un écrivain actuel) et qui la trahissait : les mots, l’expression qu’elle exigeait lui furent inaccessibles, interdits. Parce qu’elle était une femme ? Non. Pourtant, elle a décrit le désarroi, « la détresse » de la femme écrivain toute à sa rêverie créatrice et réveillée, bloquée, lorsque son imagination heurte « quelque chose au sujet du corps, au sujet des passions, et qu’il est malséant à une femme d’exprimer(2) ». Mais Virginia avait bien dépassé cette censure-là ; elle se moquait de toute pudibonderie. D’ailleurs, dans le « cercle de Bloomsbury » dont elle était le centre, ses amis peintres, écrivains, historiens employaient, comme elle et comme sa sœur Vanessa, les termes les plus crus et n’hésitaient pas à raconter leurs expériences les plus scabreuses. Seulement la « malséance », Virginia le pressentait, ne réside pas là. La malséance était du bord de sa folie, de ses difficultés. Le « sujet du corps », elle ne pouvait l’aborder non parce qu’elle aurait enfreint des tabous, mais parce qu’elle ne reconnaissait pas les mêmes tabous. Car ce corps, elle le vivait au plus près et non pas selon des normes (ou des perversités) prédites. Ce corps était comme beaucoup très réticent au langage habituel ou du moins officiel des corps. Je ne pense pas du tout à l’homosexualité, d’ailleurs là aussi il semble avoir été rétif aux scènes convenues. Non, Virginia avait à dire ce que le corps d’une femme peut éprouver ou ne pas éprouver, connaître ou ignorer, partager ou non. Et cela, cette négativité (qui était sa positivité), c’est, elle le savait pour l’avoir certainement vécu ailleurs que dans l’écriture, l’interdit véritable, majeur. Au niveau du discours aussi, ce domaine est condamné, frappé de nullité. On s’en débarrasse d’un seul terme, une définition, une étiquette. On a donc étiqueté Virginia : frigide.
Or ce terme, cette négativité (qui s’entendent comme un reproche, impliquent une infirmité, une culpabilité) sont la clé de territoires infiniment vastes, de circulations infiniment complexes et riches. Censurés. Aux hommes, comme aux femmes. Ce n’est donc pas en tant que femme vouée à la pruderie, à la bienséance ordinaire, que Virginia Woolf ne pouvait opérer. C’est en tant qu’être incarcéré dans une société dénaturée, où tous les champs de la pensée, de l’émotion, de la sensation sont d’avance codés. Où le dogme règne. Un dogme issu de l’impérialisme masculin et le consacrant. Un dogme auquel, viscéralement, elle n’adhérait pas. Elle percevait très bien, vivait très mal ce clivage : l’imposition d’une grille qui fixe un mode auquel se rapportent tous les modèles sexuels et qui barre, colmate toute liberté libidinale et qui produit ce monde autiste, gauchi, où rien ne peut avoir lieu qui n’ait d’avance été commandé – qui ne soit mort déjà. « Ils étaient tous, rêve Lucie Swithin dans Entre les actes, piégés, encagés ; prisonniers ; ils regardaient un spectacle. Il ne se passait rien. » Rien ; et si Virginia a su capter l’absence, faire entendre ce qui n’est pas dit, elle n’a pu supprimer cette absence ni dire ce qui est tenu muet.
Trois Guinées s’en prend à ce réseau secret, trivial qui enserre, corrode le corpus woolfien. Si Virginia examine là les circonstances, les protagonistes, les rapports de force, les raisons du drame, si elle dénonce, analyse ses conséquences comme on l’a rarement fait, elle ne va pas à la racine. La plaie même n’apparaît pas à première lecture. Et c’est peut-être là ce que Trois Guinées dénonce de plus grave.
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