Sa propre impossibilité d’atteindre son but. Trois Guinées devait être une étude sur la sexualité des femmes : « Je viens à l’instant, écrit Virginia dans son journal, en 1931 déjà, en prenant mon bain, de concevoir un livre entièrement nouveau ; une suite à Une chambre à soi, concernant la vie sexuelle des femmes. Je l’appellerai peut-être Professions pour femmes. Dieu que c’est excitant(3) ! » Le projet a, dans ce sens, avorté. Trois Guinées n’est pas un ouvrage sur la vie sexuelle des femmes. Pourquoi ? Parce que c’est là que Virginia Woolf étouffe, s’étrangle. Se noie. Parce que Virginia Woolf, taxée de frigidité, avait de la sexualité cette intuition si violemment subversive qu’elle n’a pu trouver dans la vie, ni dans ses textes, le comportement, l’écriture, le langage pour en témoigner. Ni dans son corps, ni dans sa pensée. Elle connaissait, mais elle ne savait pas.
Cette connaissance intuitive passe dans ses romans. Lytton Strachey leur reprochait de ne contenir aucune « scène de copulation ». Là, très exactement, réside le clivage, le malentendu. Nulle offense à décrire de tels événements. Mais nier ou du moins ignorer leur prépondérance officielle (fût-ce pour enfreindre les tabous familiers, pour faire état de « perversités »), voilà qui déplace, remet en cause tous les codes, les rapports de force sur quoi se base le pouvoir, la sacro-sainte hiérarchie que, même ici, Virginia refuse. Le lit, le coït pour elle ne sont pas le lieu, l’acte souverains. La sexualité fait partie du domaine sensuel, elle n’en est qu’un élément. La libido ne se réduit pas à ces échanges. L’organique est cérébral aussi et minéral et affectif et bruyant et vide et plein. Et, dans ce domaine, la « frigidité » a son mode positif d’existence. Elle est l’une des approches féminines de la sexualité.
Que signifie d’ailleurs « frigide » ? Frigides, ces textes de Virginia Woolf, où les personnages ont toujours une coloration libidinale ? Leur insertion, leur densité érotiques, leur rapport sexuel aux autres, s’ils ne sont pas décrits dans leurs manifestations « copulatrices », émanent toujours de la façon dont ils occupent l’espace, dont ils écoutent ou se taisent, dont ils blessent ou sont blessés, de la façon que l’air a d’effleurer leur peau ; mais surtout des modulations de l’écriture qui les crée. Mais les mêmes pulsions expriment au même plan la sensualité plurielle qui sous-tend chacun de ces romans. Tout y est, on l’a vu, organique ; l’eau de la pluie, de la mer, la sueur, les larmes, le vent, le souffle, la parole, les langages, ceux des vaches, des avions, de la mémoire, des hommes, et leurs silences et le silence du monde, sa béance et sa corporalité, celle de cette île, de ces îles britanniques ; le désir jamais résolu, toujours en suspens, dont tout participe, et la caresse du temps, du climat, de l’attente et le corps des enfants, et l’attente des vieillards, les odeurs, l’épouvante, l’extase et tant de sensations aussitôt éparses parce que les mots pour les traduire n’ont pas été imaginés et que l’on ne sait vivre que ce que l’on sait énoncer – ou du moins le croit-on. N’est-ce pas là le contraire même de ce que l’on pourrait entendre par « frigidité » ? Encore faudrait-il admettre que tout n’est pas détenu par une langue si fermée aux autres langages. Cette langue que Virginia Woolf est parvenue à dilater, assouplir, briser au point de faire éclater la frigidité véritable de notre discours, de nos sociétés étroitement serrées dans le carcan vaudevillesque du « roman familial », mais pas au point de l’annuler ni de s’en défendre.
La frigidité, ne serait-ce pas, en effet, de privilégier une scène et d’imposer cette prédilection comme « naturelle », certaines « perversités » comme anormales – et toute autre canalisation comme négligeable, inexistante. D’imposer un schéma sexuel issu de l’impérialisme masculin et qui le consacre, où les femmes sont des projections masculines. Schémas auxquels la plupart d’entre elles sont étrangères, non pas qu’elles préfèrent les femmes, le plus souvent, mais qu’elles réclament d’être femmes, différentes, et d’avoir face à elles des hommes, différents, et non pas des modèles d’elles-mêmes. La frigidité, n’est-ce pas de refuser l’érotisme de Virginia Woolf, de le nommer « frigidité », de ne pas reconnaître, admettre sa force singulière, de lui dénier ses territoires inédits ; d’avoir fermé les routes sur lesquelles au risque de « perdre la raison » Virginia Woolf s’était engagée ? Et de la cataloguer, elle, « écrivain de génie, femme incomplète ».
« L’amour, a dit le poète, remarque Virginia dans Orlando, est toute l’existence des femmes », or « l’amour – tel que le définissent les romanciers mâles (et qui, après tout, parle avec plus d’autorité ?) – l’amour, c’est de quitter prestement son jupon et – mais nous savons tous ce que c’est que l’amour. Orlando fit-elle cela ? La vérité nous oblige à dire non. Si donc le héros d’une biographie ne consent ni à aimer ni à tuer et s’obstine à ne vouloir que penser et imaginer, nous devons conclure qu’il, ou plutôt qu’elle, ne vaut pas mieux qu’un cadavre, et l’abandonner ». Il faudrait alors abandonner Rhoda, ce personnage des Vagues à qui Virginia s’identifiait et qui s’écrie : « Je suis renvoyée brûlante en mon corps malhabile, à la merci des flèches, des sarcasmes, de l’indifférence de cet homme, moi qui aspire aux colonnes de marbre plongées dans l’eau de l’autre côté du monde. » Rhoda qui a un corps impulsif, ardent… frigide et qui, cependant, rêvait autrefois, assise au bord de l’eau : « Quelque chose arrête brutalement le flot de ma vie ; le fleuve rapide bat contre l’obstacle, tout s’agite, tout est secoué, je ne sais quelle dure masse centrale résiste… Oh ! cette douleur ! cette angoisse ! Je succombe, je perds conscience… Et maintenant mon corps fond… Mes liens tombent, je brûle, le fleuve enfin se répand, vaste marée fertilisante, ouvrant les écluses, s’insinuant de force dans le repli du sol, inondant librement la terre.
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