À qui donnerai-je ce qui ruisselle à travers moi… » Langage frigide ? Pourtant Rhoda est frigide. Rhoda est coupable. Rhoda vacille, oscille. Elle ne parvient pas à imiter les autres. Son corps incandescent, fluide, se terre ; pour elle « la porte s’ouvre et le tigre bondit » ; bientôt, elle errera dans les rues de Londres, songeant : « Je suis seule dans un monde hostile. La race humaine est atroce… Je vogue sur des flots agités. Et lorsque je sombrerai, personne ne sera là pour me sauver. »
Dans Trois Guinées Virginia semble lui répondre : « Il semble que nous soyons seules au milieu d’une société indéchiffrable. » Et encore – autre allusion prémonitoire à la noyade (présente dans la plupart de ses textes) : « Derrière nous s’étend le système patriarcal avec sa nullité, son immoralité, son hypocrisie, sa servilité. Devant nous s’étendent la vie publique, le système professionnel, avec leur passivité, leur jalousie, leur agressivité, leur cupidité. L’un se referme sur nous comme sur les esclaves d’un harem, l’autre nous oblige à tourner en rond telles des chenilles dont la tête rejoint la queue, nous oblige à tourner tout autour de l’arbre sacré de la propriété. Nous n’avons de choix qu’entre deux maux. Ne ferions-nous pas mieux de plonger du haut du pont dans la rivière ? de renoncer au jeu, de déclarer que la vie humaine est une erreur et d’en finir avec elle ? »
Boutade ? Virginia Woolf ne plongera pas du pont, ne se jettera pas à l’eau, elle marchera les poches pleines de pierres dans la rivière Ouse et s’y noiera.
Dans son dernier roman Entre les actes (il ne faut pas oublier que Trois Guinées est son avant-dernier livre – si l’on excepte un pensum : la biographie d’un ami peintre quémandée par sa veuve – et le dernier publié de son vivant), dans Entre les actes, paru après sa mort, Miss La Trobe, vieille femme excentrique, lesbienne, alcoolique, vient de présenter aux notables du village une pièce jouée en plein air par les villageois. Le spectacle est achevé. Miss La Trobe reste seule. « Son pouvoir l’avait quittée. Des gouttes de sueur jaillirent sur son front. L’illusion avait échoué. “Cela c’est la mort, murmura-t-elle, la mort.” La terre alentour n’est plus que de la terre. Elle pose sa valise, regarde, et quelque chose surgit. “Je devrais les grouper, murmura-t-elle, ici.” Il serait minuit. Il y aurait deux silhouettes à moitié cachées par ce roc. Le rideau se lèverait. Quels seraient les premiers mots ? Les mots lui échappaient. » Elle quitte la scène où elle a éprouvé « le triomphe, l’humiliation, l’extase, le désespoir – pour rien ». Elle fuit « l’horreur, la terreur d’être seule », elle entre dans un pub et se berce à la chaleur, au bruit des voix, de ces voix qui, elle le sait, se moquaient d’elle avant son arrivée. Elle boit. Elle écoute. « Des mots obscènes s’enfonçaient dans la boue. Sa tête dodelinait, elle s’assoupit. La boue devenait fertile. Les mots s’élevaient à travers la boue. Des mots sans aucun sens – des mots merveilleux. » Et elle revoit le début de sa prochaine pièce, et cette fois elle entend : « Voici le monticule, à minuit, ici le roc, et deux silhouettes à peine perceptibles.
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