Elle posa le verre. Elle entendait les premiers mots. » À la fin du même ouvrage, quelques pages plus loin, Giles et Isa, un couple en difficulté, vont regagner leur chambre. Deux silhouettes. Il est minuit. Ils vont se battre, s’étreindre. La maison n’est plus un abri contre « la nuit d’avant les routes et les maisons. C’était la nuit que regardaient les hommes des falaises du haut de quelque roc.

« Alors le rideau se leva. Ils parlèrent. »

C’est la dernière phrase du dernier livre de Virginia.

Ce qu’ils dirent, ces mots, cette langue en vain quêtés, travaillés par Virginia, Virginia ira peut-être – est-ce le sens de sa noyade, un de ses sens ? – les chercher dans l’eau boueuse où naissent les mots obscènes et merveilleux. Ceux qu’elle n’avait su dire pour n’avoir pu les entendre. Trois Guinées explique pourquoi.

Si elle n’a pas « plongé du haut du pont », si elle ne s’est pas « jetée » à l’eau, si elle ne s’y est pas perdue tel Shelley dans la mer, Virginia, comme Ophélie, a prolongé son chemin jusqu’à l’eau, jusqu’à suivre un sens enfin, celui silencieux d’une rivière. Ophélie aussi avait traversé les territoires de la folie, Ophélie non plus n’avait pas de langage. Sinon celui d’une société dont elle n’était qu’une ombre, et qui s’était fabriqué un dialecte maniaque. Ophélie comme Virginia avait dû, pour être écoutée, transgresser le discours, non pas comme Virginia, en tant qu’écrivain mais, plus sauvagement, au niveau de sa folie, acceptant au contraire de Virginia de parler cette folie, de parler pour ne rien dire. Transgression du sens ? Même pas : ajustement au non-sens ambiant, pompeux, qui est souvent la folie.

Ophélie qui tout au long de Hamlet erre de l’un, de l’une à l’autre sans jamais rien dire qui ait le moindre sens, sans jamais rien « dire » qui ne soit « J’obéirai, Seigneur », « Je ne sais pas », « Je crains ». Ophélie qui ne fait qu’écouter, absente, les conseils de son frère : « Sois méfiante. La peur est le meilleur garant de la sécurité », les ordres ineptes d’un père, les politesses de la reine, les insultes de Hamlet : « Pensez-vous que je parlais de menstrues(4) ? – Je ne pense rien, seigneur. – Rien ? C’est une belle pensée à mettre entre les cuisses d’une pucelle. – Quelle pensée, seigneur ? – Rien. »

Ophélie, vague enjeu à qui l’on ne réclame rien, que de faire semblant de lire, semblant d’aimer ou de ne pas aimer, afin de servir les intérêts des autres. Ophélie dont on ne sait jamais s’il est question pour elle d’aimer et sur qui tout glisse. Ophélie qui flotte au sein d’une rumeur pour elle insignifiante, mais au sens de laquelle, machinalement, elle croit ; jusqu’à ce qu’elle découvre la sanglante absurdité ourdie par des propos aussi distants de ce qu’ils formulent qu’elle l’était de leur prétendue signification. Ophélie qui, désormais, a accès, a droit à cette absurdité dont elle use : Ophélie va discourir ; elle qui n’a jusqu’alors fait que répéter, réciter, acquiescer, elle va dénoncer ce qu’elle a entendu sans écouter, mais elle va le faire dans n’importe quel ordre. Et ce désordre révélateur de l’absence de toute parole, de la vacuité du discours, mais de ses possibilités une fois dérangée son organisation hypocrite et mécanique, une fois supprimés son projet, ses intentions, va « affoler » l’auditoire. Ophélie jusqu’alors ignorée, commandée, insultée, va être attendue, crainte, écoutée. « Son discours n’a pas de sens, annonce un gentilhomme avant même son arrivée, pourtant l’usage décousu qu’elle en fait force les auditeurs à l’attention ; ils tentent d’adapter ses mots à leurs propres pensées… » Inquiétante Ophélie, qui fait penser, qui fait mettre en question, travailler le langage. Horatio s’exclame : « Il serait bon de lui parler, car elle pourrait répandre de dangereuses pensées dans des esprits incultes ! » Et lorsque Ophélie dit au roi : « Nous savons ce que nous sommes, sire, mais ne savons pas ce que nous pouvons être », ne dépasse-t-elle pas en son trajet fluide l’espace de Hamlet : « Être ou ne pas être ? » Son a-langage ne peut que l’entraîner hors de ces régions dont elle a découvert la dérision. Sans loi, elle qui n’était que leur servante, n’a plus rien à faire au royaume de Danemark.

Au royaume d’Angleterre, Virginia Woolf, telle Antigone, a tenté de découvrir, derrière les lois monstrueuses décrites dans Trois Guinées, la loi. Celle, libre, de l’écriture où circule tout ce que l’on s’acharne à enterrer vivant dans la langue, comme Antigone dans sa tombe. Mais Virginia Woolf était de chair et de nerfs. Épuisée dans ce monde livré à l’enfer concentrationnaire, au nazisme combattu par une société qui en contenait les germes ; épuisée, livrée une fois de plus à la folie dans ce monde dominé par les hommes, où son mari pour dernier geste lui a tendu, dans l’espoir d’apaiser sa crise, un chiffon, afin que, devenue « femme normale », elle époussette ces livres qu’elle redoutait de ne plus savoir écrire ; saturée de ce monde de la contingence, hallucinant au point que la folie devait lui sembler moins étrange, après avoir tant combattu dans son corps de femme, dans son esprit de femme, Virginia Woolf a cru ne plus rien devoir dire, ne plus rien pouvoir dire tant que le rideau ne serait pas levé.

Septembre 1976

Liste des abréviations

B.A. : Bachelor of Arts, licencié ès lettres

D.C.L. : Doctor of Civil Law, docteur en droit civil

D.D. : Doctor of Divinity, docteur en théologie

F.C.S. : Fellow of the Chemical Society

F.R.S. : Fellow of the Royal Society

K.C. : Knight Commander

K.C.B. : Knight Commander (of the Order) of the Bath, chevalier commandeur de l’ordre du Bain

K.C.V.O : Knight Commander of the Royal Victorian Order, chevalier commandeur de l’ordre royal de Victoria

L.L.D.  : Legum Doctor, Doctor of Laws, docteur en droit

M.D. : Medicinae Doctor, Doctor of Medicine, docteur en médecine

O.M. : (Member of the) Order of Merit

P.C. : Privy Councillor, conseiller privé de la Reine

TROIS GUINÉES

UNE

Trois ans ! Quel long délai pour répondre à une lettre ! La vôtre est demeurée sans réponse depuis plus longtemps encore ! J’avais espéré qu’elle viendrait, cette réponse, d’elle-même, ou que d’autres s’en chargeraient.