Mais votre lettre est toujours là, avec sa question : « Comment faire, à votre avis, pour empêcher la guerre ? », et nous n’y avons pas répondu.

Certes, de nombreuses suggestions me sont venues à l’esprit, mais elles nécessitaient des explications, et les explications prennent du temps. Et puis, certaines raisons, dans ce cas précis, rendent particulièrement difficile d’éviter un malentendu. Je pourrais couvrir une page entière d’excuses et de regrets, de déclarations d’incompétence, d’inaptitude, de manque d’informations ou d’expérience, qui tous seraient vrais. Il n’en subsisterait pas moins des difficultés si fondamentales qu’il vous serait impossible de les comprendre, et à nous de les expliquer. Cependant, comment laisser sans réponse une lettre aussi remarquable que la vôtre, une lettre peut-être unique dans les annales de la correspondance : en effet, un homme cultivé a-t-il jamais demandé à une femme comment empêcher la guerre ? Je vais donc accepter de tenter cette expérience, même si je la sais condamnée à l’échec.

Traçons d’abord ce que tout auteur d’une correspondance trace instinctivement : un croquis de la personne à laquelle est adressée la lettre. Les lettres ne valent rien sans quelqu’un de chaud, de vivant, de l’autre côté de la page. Vous, donc, qui posez cette question, vous avez les tempes légèrement argentées, vos cheveux ne sont plus très épais sur le sommet du crâne. Vous avez atteint les années médianes de votre vie non sans effort, et vous êtes inscrit au barreau. Mais dans l’ensemble, votre parcours fut prospère. Rien de mesquin, de desséché, ni d’insatisfait dans votre expression. Et, sans vouloir vous flatter, cette prospérité (une femme, des enfants, une maison) vous l’avez méritée. Vous n’avez jamais sombré dans cette apathie placide des hommes mûrs puisque (votre lettre l’indique, envoyée d’un bureau bien au cœur de Londres), au lieu de dormir sur vos deux oreilles et de garder vos moutons, de tailler vos poiriers – vous possédez quelques prés dans le Norfolk –, vous écrivez des lettres, participez à des meetings, présidez ceci ou cela, et vous posez des questions, avec, dans vos oreilles, le bruit du canon. Pour le reste, vous avez commencé votre éducation dans l’une des grandes écoles réservées à l’élite et vous l’avez terminée à l’université.

Et voici qu’entre nous surgit, dès maintenant, un problème de communication ; je vais, très rapidement, vous en indiquer la raison.

En ces temps hybrides où, si la notion de naissance devient floue, les classes, elles, demeurent fixes, nous sommes tous deux issus de ce qu’il est commode d’appeler la classe des gens cultivés. Lorsque nous nous rencontrerons en chair et en os, nous parlerons avec le même accent, nous utiliserons fourchettes et couteaux de la même façon, nous compterons sur des servantes pour préparer notre dîner, faire la vaisselle et, pendant ce dîner, nous pourrons, sans trop de difficultés, parler des gens et de politique, de la guerre et de la paix, du barbarisme et de la civilisation – en fait, de toutes les questions suggérées par votre lettre. Qui plus est, nous gagnons tous deux notre vie. Mais… et ces trois points marquent un précipice, un gouffre si profondément creusé entre nous que durant ces trois années, et plus, je suis restée assise sur mon versant à me demander s’il valait la peine de parler à travers ce fossé. Aussi demanderons-nous à quelqu’un d’autre – il s’agit de Mary Kingsley(5) – de parler en notre nom. « Je ne sais plus si je vous ai jamais révélé ce fait : avoir le droit d’apprendre l’allemand, c’est à quoi s’est limitée pour moi toute éducation payée. On a dépensé 2 000 livres pour l’éducation de mon frère. Je veux encore espérer que cela ne fut pas en vain. » Mary Kingsley ne parle pas pour elle seule : elle parle aussi pour bien des filles d’hommes cultivés et elle ne fait pas que parler en leur nom ! Elle dénonce relativement à elles un fait très important. Un fait qui aura sur ce qui va suivre l’influence la plus profonde : le Fonds pour l’éducation d’Arthur. Vous qui avez lu Pendennis, vous vous souviendrez des lettres mystérieuses A.E.F.(6) qui figurent sur les registres de la maison.

Les familles anglaises ont versé de l’argent dans ce compte depuis le XIIIe siècle. Des Pastons aux Pendennis, toutes les familles appartenant à l’élite ont versé depuis le XIIIe siècle de l’argent dans ce compte. Ce fut un réceptacle vorace. Et lorsqu’il y avait beaucoup de fils à élever, quel effort pour y faire face ! Car votre éducation ne se résumait pas à l’étude livresque : des jeux entraînaient votre corps ; des amis vous apprenaient davantage que tous les livres et tous les jeux ; ces échanges élargissaient votre esprit, enrichissaient vos pensées. Au cours des vacances vous voyagiez, vous appreniez à aimer l’art, à vous familiariser avec la politique étrangère. Puis, en attendant que vous soyez devenu capable de gagner votre vie, une pension vous était allouée par votre père ; une pension grâce à laquelle vous alliez pouvoir à la fois vivre et apprendre cette profession qui vous permet aujourd’hui de faire suivre votre nom des lettres K.C. Tout cela provenait du Fonds pour l’éducation d’Arthur, auquel vos sœurs, comme le signale Mary Kingsley, ont toujours contribué. Non seulement leur propre éducation (si l’on excepte des sommes infimes comme celles payées au professeur d’allemand) s’y est engloutie, mais, avec elle, beaucoup de ces éléments de luxe, de ces agréments superflus qui représentent après tout une part essentielle de l’éducation : les voyages, la vie de société, la solitude, un logement bien à soi dans la demeure familiale. Leur part de tout cela est allée à leurs frères.