Pendant le trajet, l’abbé Pasquale caressait la tête de l’enfant et son regard s’arrêtait sur elle avec une sombre pitié.
Le Petit Chaperon rouge subissait cette caresse avec une impatience bien dissimulée. Mais d’instinct elle sentait que c’était le prêtre qu’il fallait gagner et que le danger n’était pas ailleurs.
Elle osa lui dire, bien qu’il l’épouvantât :
– C’est drôle, monsieur le curé, vous ne me faites plus peur du tout !
– Je t’avais donc fait peur ?
– Oh ! oui ! gémit-elle. L’abbé se tut jusqu’au moment où le canot accosta l’autre rive.
Là, sans être entendu de Canzonette, il trouva le moyen de dire à Tue-la-Mort qui l’aidait à descendre :
– Ta fille t’a sauvé la vie aujourd’hui, mais rappelle-toi que cette vie m’appartient ! À bientôt, Tue-la-Mort !
L’autre lui répliqua :
– C’est juré !
Sur quoi l’abbé ouvrit son bréviaire et, s’éloignant à pas lents dans la campagne, commença ses prières…
DEUXIÈME ÉPISODE :
LA FORGE DES
QUATRE-CHEMINS
I
Sacrifices aux dieux
À la suite de cette visite, plusieurs jours se passèrent pendant lesquels on s’étonna dans le pays de ne plus apercevoir Tue-la-Mort.
Il restait invisible même pour ses intimes, comme Tibério.
La Chiffa, la femme du forgeron, que Tue-la-Mort occupait beaucoup, était fort intriguée. Elle était venue à l’auberge et n’avait pu le voir. Elle avait questionné Canzonette, la trouvant toute triste, et n’avait pu en tirer rien d’autre que ceci : « Papa est dans sa chambre et ne veut pas qu’on l’ennuie. »
Comme cette Chiffa était une femme dont toutes les pensées étaient tournées vers les choses de l’amour, elle en conclut que Tue-la-Mort avait eu quelque mécompte de ce côté et qu’il s’était enfermé avec ses peines de cœur, car bien que Tue-la-Mort fût l’homme du monde qui éprouvât le moins le besoin de manifester ses sentiments intimes, il n’avait pu cacher l’intérêt qu’il prenait aux choses et aux gens du « château ». La Chiffa en parlait quelquefois avec un rire plein d’une sûre amertume.
Et ce n’était certes pas pour les beaux yeux du vieux comte ni pour ceux de la comtesse dont l’éclat s’était terni depuis longtemps ni pour faire plaisir à cette aimable petite canaille de Maurice, leur fils aîné, ni pour les seize printemps encore bien insignifiants de Mlle Geneviève que Tue-la-Mort avait consenti à rendre de gros services d’argent à la famille Mentana…
Le château n’était séparé des dépendances de l’auberge que par un clos dont le maître du Petit-Chaperon-Rouge venait de faire l’acquisition.
On l’avait vu, peu à peu, s’introduire chez les Mentana au moment des grandes chasses. Nul mieux que Tue-la-Mort ne connaissait les pistes ; lui, si fier de sa solitude et si jaloux de ses secrets de chasseur de chamois, il s’était fait le rabatteur de la belle Diane, car il n’y avait qu’elle qui comptât à ses yeux.
Celle-ci se moquait de Tue-la-Mort, naturellement – que pouvait-il y avoir de Commun entre ce sauvage de la montagne, ce contrebandier avéré et l’héritière des Mentana, si mince que fût l’héritage ?
En attendant on jasait. Ni elle ni Tue-la-Mort ne s’en préoccupaient, elle, parce qu’elle s’estimait trop haut pour attacher quelque importance à des propos de paysans, lui, parce qu’il avait accoutumé de faire à son bon plaisir. Un jour que la Chiffa s’était mêlée de ce qui ne la regardait point en lui faisant entendre que l’on se gaussait de lui, il lui avait répondu de telle sorte qu’elle n’eut plus l’envie de recommencer et qu’elle en avait conservé pour Diane une solide rancune, sans d’ailleurs que le sentiment qu’elle nourrissait pour Tue-la-Mort en fût diminué. Bien au contraire. Il n’est rien de tel comme les rebuffades pour attiser le foyer où le petit dieu Amour vient forger ses flèches.
En la circonstance, la Chiffa se trompait du tout au tout. Ce n’était point une pensée amoureuse qui retenait ainsi renfermé le farouche Tue-la-Mort, et si une image hantait sa solitude, ce n’était certes point celle de Diane de Mentana.
Un affreux remords courbait, dans l’instant, l’aubergiste sur le plus cher et le plus tragique souvenir. Ses larmes avaient cessé de couler, mais un désespoir sombre l’avait entrepris, et il trouvait son crime si inexpiable qu’il ne demandait même point pardon à la morte !…
Chose étonnante, il ne trouvait de soulagement que dans l’idée du châtiment qui lui était réservé. Un instant suspendu par l’intervention de Canzonette, ce châtiment ne pouvait tarder. Il connaissait ses compatriotes et il avait reconnu dans l’œil du prêtre cette flamme de la vendetta qui ne saurait s’éteindre que dans le sang.
Persuadé que ce n’était plus qu’une affaire de jours, il s’attacha à mettre de l’ordre dans ses papiers, ce qui le détourna un peu du passé.
Il fut même insensiblement rattaché au présent par la pensée de Canzonette, qui allait rester orpheline et qu’il aurait voulu laisser très riche… Il regretta même de n’avoir pas le temps d’effectuer une vaste expédition dont le plan avait commencé à s’édifier dans sa tête depuis quelques semaines. Mais, au fait, son devoir n’était-il point de profiter du répit providentiel qui lui avait été accordé pour tenter cette expédition-là ?…
L’homme vraiment fort est celui qui non seulement ne craint point le destin, mais qui ne l’attend pas… Et ce faisant, bien souvent il lui commande… Si par hasard il arrive à cet audacieux d’être frappé par-derrière, tant pis ! mais au moins n’aura-t-il pas tourné la tête ! Si Tue-la-Mort devait mourir, il mourrait en contrebandier et sur son champ de bataille à lui !…
Cette dernière perspective finit de le séduire tout à fait. Pas une seconde il ne songea à se soustraire aux coups du prêtre et s’il pensa à celui-ci ce fut avec l’idée de lui recommander Canzonette quand il ne serait plus là !…
Décidé à sortir momentanément de cette tombe où il s’était enfermé avec la douce image de sa victime, Tue-la-Mort, tout ragaillardi à l’idée de vivre encore quelques bonnes heures d’un âpre danger, fit appeler Canzonette.
Quand celle-ci arriva dans la chambre, elle trouva Tue-la-Mort devant son coffre-fort, tirant à lui un gros sac d’argent.
– Pourquoi tout cet argent ? demanda-t-elle.
– Viens avec moi, tu le sauras !
Et le sac d’une main, sa fille de l’autre, il quitta l’auberge.
Canzonette était bien contente. Elle revoyait son père avec un front serein, et ses bons yeux clairs qu’elle aimait sous les épais sourcils, ces yeux dont le regard foudroyait ceux qu’il n’aimait pas et qui l’enveloppaient, elle, d’une si chaude tendresse.
– Tu n’as plus de peine, papa ?
– Non mon enfant, non, je n’ai plus de peine !
– Mais où allons-nous ? demanda la petite curieuse.
– Nous allons rendre une visite à M. Graissessac.
– À cet affreux M. Graissessac ?
– Oui, à cet affreux M. Graissessac !
– Eh bien, les temps sont changés ! proclama-t-elle. Je ne te reconnais plus mon papa !… Ça va en faire du bruit dans le pays, une visite pareille !
Ils étaient arrivés devant la mairie. Tue-la-Mort s’adressa à un employé qui le renseigna.
– M. le secrétaire de la mairie n’est pas là, lui fut-il répondu, mais vous avez des chances de le trouver au café !…
En effet. Graissessac et Filippi, après une partie de pêche où ils s’étaient fort distraits tous deux au sujet de la subite disparition de Tue-la-Mort, venaient d’entrer au cabaret. Le bruit courait parmi les douaniers que le contrebandier s’était fait prendre de l’autre côté de la frontière, « et même, ajoutait Filippi, qu’il s’était fait casser une patte en voulant s’enfuir ».
Bref, les deux compères, en rentrant en ville, assurèrent à ceux qui voulaient bien les entendre qu’aux dernières nouvelles l’aubergiste était à toute extrémité.
Au café de la Mairie se trouvaient quelques paysans amis de Tue-la-Mort, qui protestèrent, disant que ce n’était pas la première fois que l’on répandait de pareils propos et qu’en fin de compte Tue-la-Mort, enterrait tout le monde.
– Et moi je vous dis, proclamait Filippi, qu’il lui est arrivé une sale affaire et que cette fois il ne s’en tirera pas à bon compte !
Graissessac surenchérit :
– Et moi je vous dis que Tue-la-Mort est mort !
Comme il prononçait ces mots, Tue-la-Mort se présentait sur le seuil du cabaret, Canzonette d’une main, son sac de l’autre. Les paysans éclatèrent de rire. Graissessac et Filippi, ahuris, ne savaient trop quelle contenance tenir.
Tue-la-Mort s’avança droit sur Graissessac qui, un peu pâle, fit un pas derrière la table qui le séparait de son plus cruel ennemi.
Bravement, Filippi, lui, fit un pas en avant.
Tous se demandaient ce qui allait se passer, Canzonette était assez inquiète et serait nerveusement la main de son papa.
– Monsieur le secrétaire, dit Tue-la-Mort, je suis allé vous chercher à la mairie, mais on m’a dit que j’aurais plus de chances de vous trouver au café. Pardonnez-moi donc si je viens vous troubler au milieu de vos plaisirs.
– Quand on a travaillé honnêtement, déclara pompeusement Graissessac qui avait reconquis son sang-froid devant le calme de Tue-la-Mort, on peut se distraire honnêtement !… Je n’ai jamais rougi de trinquer avec de braves gens, ajouta-t-il sans inviter l’aubergiste et tout fier de se trouver si facilement héroïque devant un homme qui, dans le fond, était son épouvante.
Tue-la-Mort, qui n’était pas un sot, comprit la déplaisante allusion, mais, n’en laissant rien paraître, il déposa devant Graissessac son sac d’écus.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? interrogea Graissessac, sévère…
– Ça, monsieur le secrétaire de la mairie, c’est un sac d’écus pour les pauvres de la commune.
Graissessac eut un haut-le-corps. Tant d’audace le dépassait. Une telle outrecuidance le faisait bouillir…
Comment ! ce bandit osait venir lui apporter, à lui, qui représentait la commune, un argent dont personne n’ignorait la provenance !… Ce brigand avait le front de lui vouloir faire l’aumône à lui, Graissessac !…
Son sang, comme on dit, ne fit qu’un tour.
Nous avons déjà expliqué comment la colère, chez Graissessac, finissait toujours par l’emporter sur la peur, et comment cet homme qui, certes, n’aimait pas les coups, avait des éclats de héros.
– La commune n’a pas besoin des écus de Tue-la-Mort ! jeta-t-il d’une bouche méprisante et en repoussant le sac…
Ce fut au tour de Tue-la-Mort de pâlir, et si Canzonette n’avait pas été là, on ne sait ce qui serait arrivé ; mais elle serrait si fort la main de son père que celui-ci fut retenu dans le mouvement qui le précipitait sur cet homme qui l’insultait…
Il se borna donc à le considérer d’un œil d’acier, dont la flamme froide ne manqua point de donner le frisson à tous ceux qui étaient là, et il dit simplement :
– Monsieur Graissessac, je soutiendrai les pauvres, malgré vous !… Je fonderai un hôpital… et l’on verra ce que vous deviendrez aux prochaines élections !…
Sur quoi, reprenant son sac et Canzonette, il tourna les talons et sortit du café.
– A-t-on jamais vu ! glapissait Graissessac, qui tremblait de fureur…
Mais le café se vida en silence, et Graissessac resta seul avec Filippi.
– Vous lui avez dit son fait, et comment !… C’est très bien, cela, monsieur Graissessac !… déclara le petit sergent… maugrabeu ! il en faisait une tête ! Bouai ! bouai !… Il ne s’y frottera plus !…
Mais la crise de colère de Graissessac était déjà partie, et maintenant il réfléchissait, avec un peu de mélancolie, à ce qui venait de se passer…
– Qu’est-ce que tu penses de sa menace ? demanda-t-il au douanier eh soupirant. C’est un homme capable de tout ! même capable d’être maire, s’il le veut ! Il tient bien du monde, tu sais !…
– Bouai ! bouai !… Nous l’aurons avant ça !
– Il le faut ! s’écria Graissessac avec force, car il ne se sentait vraiment courageux que lorsqu’il criait… Il le faut pour moi, pour toi, pour tous les honnêtes gens ! pour ce pays qui serait déshonoré !…
– Pour la douane ! acheva Filippi…
Ils n’avaient plus rien à ajouter. Les deux hommes s’étaient compris. Ils se serrèrent la main avec une confiance qui ne parvint point néanmoins à chasser, chez le secrétaire de la mairie, toute inquiétude.
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