Elle en fut bouleversée.

– Mais qu’est-ce que tu as, papa ?

Tue-la-Mort prit le médaillon au cou de la fillette.

– Tu ne l’as jamais ouvert, Canzonette ? demanda-t-il.

Elle embrassa Tue-la-Mort sans lui répondre. Celui-ci ouvrit le médaillon et fut tout étonné de la facilité avec laquelle il en souleva le petit couvercle.

– Depuis quand l’as-tu ouvert, Canzonette ?

– Depuis que tu me l’as défendu !

Il ne pouvait rien dire. C’était bien là son enfant. Il lui avait appris à ne jamais mentir. Il sourit, entre ses larmes, à l’ingéniosité de la réponse.

– Ah, tu souris papa !… Tu souris et tu pleures ! Qu’est-ce que tu as, papa ?… Tu as de la peine ?… C’est ce vilain monsieur prêtre qui t’a fait de la peine ?…

Le médaillon, maintenant, était tout à fait ouvert. Tue-la-Mort le contemplait avec une émotion indicible… Une de ses lourdes larmes vint tomber sur cette figure adorable dont sa jalousie sauvage et criminelle avait fait une vaine image et un peu de poussière…

Effrayée de ce silence, de ces larmes, de ces mains tremblantes sur ce bijou sacré, l’enfant n’osait plus dire un mot.

– C’est ta maman ! soupira enfin Tue-la-Mort.

– Ho ! je le savais bien !…

Le contrebandier releva vers sa fille sa figure tragique.

– Qui te l’a dit ? interrogea-t-il.

Elle répondit simplement :

– Elle !

Alors ils furent dans les bras l’un de l’autre, secoués par des sanglots. Elle pleurait de toutes ses forces parce qu’elle le voyait pleurer. Elle avait peur. Elle était prête à crier. Depuis ses plus tendres jours, elle avait vu cet homme, son père, traverser des dangers effroyables, l’emporter dans ses bras avec une force que rien jamais ne faisait fléchir et qui avait su tout dompter : la méchanceté de ses semblables, la cruauté de ses ennemis, la colère des éléments. Les pires tempêtes l’avaient toujours laissé debout ! Et il pleurait maintenait comme une petite fille devant ce portrait qui leur souriait.

– Dis-moi, mon papa, pourquoi est-elle morte ?

C’était le dernier coup. Tue-la-Mort se leva, chancelant, mais faisant un effort surhumain pour rassembler ses dernières forces. Il lui en fallait pour quitter son enfant. Dès qu’il aurait franchi le seuil de cette chambre, il lui serait facile de montrer une autre figure au destin. Mais les trois pas qu’il lui restait à faire étaient terribles…

Tout de même il n’allait pas attendre que l’autre vînt le chercher ! Les cinq minutes qu’on lui avait accordées devaient être passées depuis longtemps…

C’est exactement ce que, dans le moment même, l’abbé Pasquale, qui regardait sa montre, était en train de se dire. Cette montre en or était fort belle, d’un travail délicat, ancien. Sans doute lui avait-elle été donnée en souvenir. C’était peut-être le dernier cadeau de sa mère à son lit de mort.

Il n’était point le seul à regarder sa montre. Derrière lui, les Mahure la dévoraient des yeux. Certainement ce couple devait aimer les bijoux.

Le prêtre remit la montre dans son gousset, paya sa dépense et se leva.

– Monsieur l’abbé voudrait peut-être qu’on le conduise de l’autre côté de l’eau ? demanda Mahure.

– Merci, mon brave, j’attends ton maître qui s’est chargé de la besogne et à qui j’ai deux mots à dire.

Les Mahure échangèrent un regard torve.

C’était vraiment une chose horrible que la vision de ces deux monstres, dans le moment où la convoitise faisait flamber leur vilaine âme dans un hideux fourreau… Mais cette lueur-là personne ne l’avait jamais vue. Ils savaient l’éteindre ou la voiler, à leur convenance. De même, personne n’avait jamais entendu leur vraie voix. Il n’y avait qu’eux qui la connaissaient quand ils se parlaient, portes et fenêtres closes, dans la sinistre masure de l’île au Chien. Hors de là, nous avons dit qu’ils ne faisaient entendre qu’un grognement qui ajoutait à leur air stupide et les faisait presque passer pour des innocents… ou alors ils sortaient de leur gueule effroyable une parole de miel, comme tout à l’heure pour l’abbé, dès qu’il s’agissait de proposer leurs services au bout desquels ils entrevoyaient quelque chose qu’on ne savait pas…

Tue-la-Mort y avait été pris comme tout le monde, plus que tout le monde… et il avait une excuse définitive à cela.

Les Mahure lui avaient tout simplement sauvé la vie à lui et à Canzonette ; il y avait bien longtemps de cela alors que, venant de fuir la Corse, il était traqué par la police et la gendarmerie italiennes mises à ses trousses par les Orlando. Ils avaient réussi à les cacher tous deux à toutes les recherches, le soir où il s’était jeté de guerre lasse dans leur cabane, mort de faim et de fatigue avec son enfant.

Les Mahure avaient-ils accompli spontanément une bonne action dictée par la pitié, comme il arrive aux cœurs les plus misérables ?

Avaient-ils flairé un riche étranger dans ce rude compagnon qui leur arrivait à l’état demi-sauvage ?

Il n’entrait point dans la nature de Tue-la-Mort de marchander avec les sentiments de reconnaissance qu’il devait avoir envers de pauvres gens qui lui avaient rendu un tel service et il n’avait point cru en être quitte avec quelques pièces d’or.

C’est à ce singulier foyer qu’il avait connu les premiers contrebandiers avec lesquels il avait dû lier partie pour vivre, et depuis il avait traîné les Mahure derrière lui, à travers toutes ses aventures. Il n’avait eu qu’à s’en louer. Il les croyait beaucoup plus simples qu’ils n’étaient et il ne comprenait pas que Canzonette les détestât.

Pendant que le prêtre s’impatientait, Canzonette ne pouvait se résoudre à laisser son père la quitter. Pendue à son cou, elle le suppliait :

– Papa, je ne veux pas que tu me quittes ! Pourquoi pleures-tu ? Où vas-tu ?… Pourquoi ne m’emmènes-tu pas avec toi, mon papa ?

Laisse-moi, mon enfant, faisait Tue-la-Mort en essayant vainement de grossir sa voix… je vais reconduire le monsieur prêtre, et je reviens tout de suite !…

– Ton monsieur prêtre a une figure qui me fait peur !… Tout à l’heure, je lui ai crié : « Bonjour, monsieur le curé ! » Il ne m’a même pas répondu. Il avait l’air de te disputer… Qu’est-ce qu’il te disait ? Je veux savoir ce qu’il te disait !…

– Canzonette, tu n’es pas raisonnable !…

– Attends-moi une seconde, je suis prête, et je descends avec toi !…

Il profita de ce qu’elle l’avait laissé un instant pour se glisser hors de la chambre, repoussa hâtivement la porte et la ferma à clef. Il se boucha les oreilles pour ne pas entendre les cris de Canzonette et il arriva en hâte dans la grande salle, où l’abbé Pasquale, en l’apercevant, lui prouva, d’un geste, qu’il commençait à être au bout de sa patience.

– Allons vite ! lui fit Tue-la-Mort, le rejoignant… puisque vous êtes si pressé !…

L’autre ne lui répondit point.

L’abbé sortit le premier de l’auberge, Tue-la-Mort le suivait, comme le condamné suit son confesseur, le matin de l’exécution…

Arrivé sur la berge, Tue-la-Mort fit signe au prêtre de monter dans le bachot pendant qu’il en tenait la chaîne, mais tout à coup Canzonette se montrait dans l’embarcation où elle s’était cachée… « Coucou, la voilà ! s’écria-t-elle, rieuse… Elle affectait une malicieuse gaieté, comme pour faire croire à une gaminerie qui ne méritait même pas d’être grondée ; mais, à la vérité, l’air lugubre des deux promeneurs quand ils étaient arrivés au bord de la rivière et maintenant les sourcils froncés du prêtre lui faisaient mesurer l’importance de son geste qu’elle regrettait de moins en moins.

On lui avait fermé la porte, elle était passée par la fenêtre et était descendue de sa chambre, comme un chat le long d’une gouttière, en s’aidant des branches de lierre qui garnissaient les murs de l’auberge de ce côté.

Pourquoi ces pleurs chez son père et que signifiait ce mystère dont on l’écartait avec tant de soin ? Enfin, la figure du prêtre « ne lui revenait pas ».

C’est en vain que Tue-la-Mort ordonna à Canzonette de rentrer à l’auberge ; elle resta dans la barque.

– Monsieur le curé, je ne sais pas ce que papa a aujourd’hui !… Il est si triste !… Je ne veux pas le quitter !…

Alors le prêtre s’assit à côté de Canzonette et commanda, d’un signe, à Tue-la-Mort de prendre les rames.