Il n’y a pas de chien dans l’île ! Il n’y en a jamais eu !…

 Et on l’entend aboyer ! s’exclama la vieille.

– Oui, c’est un mystère, tout à fait singulier mystère !

– Je regrette bien qu’on ait manqué la correspondance, car votre pays n’est point gai, conclut la vieille en se renfonçant, toute frissonnante, dans son coin. Heureusement que je ne suis point superstitieuse, ajouta-t-elle en se signant, mais vous feriez peur à des enfants !…

Dans le moment, sur l’impériale, le profil fantomatique du prêtre était ardemment tourné vers une ligne sombre qui venait de surgir au loin, au bord de la route, et qui découpait les pignons et les toits vétustes d’une grande bâtisse isolée. Rango la désignait du bout de son fouet, pour ceux qui ne connaissaient point le pays.

– L’auberge du Petit-Chaperon-Rouge, dit-il.

III

Tue-la-Mort

Aux abords d’Ena, la diligence s’arrêta pour laisser descendre Graissessac et Filippi ; puis elle se remit en marche, longeant la Bigiou, dont l’eau courante, clapotante entre le roc des rives, luisait comme une lame d’acier recourbée autour de l’île au Chien. Le hurlement qui s’était tu un instant reprit soudain avec une force nouvelle.

Cette détresse, toute proche, venait du sein de la terre ou du fond des eaux. Tantôt elle vous saisissait par-derrière, et les voyageurs se retournaient, les épaules basses, comme si le souffle de la mort leur eût glissé sur la nuque. Tantôt elle accourait au-devant de vous, dans le vent, faisant se redresser les chevaux comme si quelque méchante bête les eût mordus aux naseaux. Enfin la voix, devenue soudain très lointaine, s’éteignit comme si elle expirait.

– Tout de même, c’est incroyable, fit Tibério, qu’on n’ait jamais pu trouver ce chien-là !… On l’entend ! Il doit pourtant bien être quelque part !…

– Ça, c’est vrai, il doit être quelque part ! répéta inconsciemment La Chiffa qui avait eu son petit frisson, elle aussi, bien qu’elle fût peu impressionnable, mais le chien était un mystère pour elle, comme pour Tibério, comme pour tout le monde… du moins le prétendaient-ils et l’on n’était pas obligé de les croire, car on pensait généralement qu’ils ne devaient rien ignorer de toutes les choses bizarres qui se passaient à l’auberge ou dans les alentours.

Rango tenta d’expliquer en hochant la tête :

– C’est sûrement une bête qui s’est perdue autrefois dans les souterrains.

– Elle ne se nourrit pas de rien ! murmura sourdement une voix.

Ayant dit, la voix ne s’expliqua pas davantage. Mais on avait compris et c’était tellement horrible et tellement extravagant qu’on ne prononça plus une parole avant l’arrivée à l’auberge.

On passa d’abord devant l’île au Chien, toute hérissée de rocs, difficilement accessible, qui cachait à demi, derrière son bosquet de sapins noirs, la maisonnette sinistre des Mahure. Puis la diligence, prenant sur la gauche le détour d’un chemin encaissé, s’en fut vers l’auberge que l’on abordait par-derrière et dans laquelle on entrait par une vaste cour défendue de hauts murs et fermée d’une porte massive à énormes vantaux bardés de fer. À l’un des piliers, une enseigne naïve pendait, montrant la peinture à demi effacée du Petit Chaperon rouge, grelottant sous la pluie et heureux de trouver un gîte chez maître Tue-la-Mort.

Rango faisait claquer à tour de force son fouet pour annoncer son arrivée. La diligence n’attendit pas. Les vantaux furent ouverts juste comme elle arrivait et refermés sur elle avec une telle précision et une telle rapidité qu’on eût pu croire que ceux qui les maniaient avaient bien l’intention de ne plus la laisser ressortir et de la garder comme une proie.

Déjà les Mahure, brinqueballant des lanternes, accueillaient, si l’on peut dire, les voyageurs. Mais la silhouette des rudes domestiques, apparue dans la pénombre ou à la lueur des falots, n’était rien moins que rassurante, et chacun, instinctivement, défendait son bagage contre l’envahissante amabilité du couple.

Nous avons dit que ce Mahure, figure inquiétante, au regard oblique, était comme le chien de garde de l’auberge, sournois et toujours prêt à mordre. Sa femelle, une terrible lavandière, l’aidait dans les gros travaux. Tous deux assuraient généralement le service, qui n’était point compliqué et pour lequel il fallait sans doute de la discrétion. Cette qualité maîtresse, les Mahure la possédaient à un point qu’on ne les avait jamais entendu répondre à une question que par des grognements.

Une porte s’ouvrit au fond de la cour, et, dans le carré de lumière qui se découpait ainsi sur la ligne sombre du bâtiment, surgit une bien douce apparition. C’était Canzonette. C’était le Petit Chaperon rouge.

– C’est par ici, mesdames et messieurs les voyageurs !

Ceux-ci furent tout de suite rassurés. Ils en avaient besoin. Au son de cette voix enfantine, devant cet aimable visage qui leur souriait si candidement, les images lugubres qui les hantaient depuis qu’ils s’étaient laissé si fâcheusement impressionner par les propos de Graissessac et de Filippi et par la « plainte de l’île au Chien » les quittèrent instantanément. Plus d’un avait froid, tous avaient faim. Ils envahirent la grande salle de l’auberge avec empressement, saluant au passage le joli petit ange gardien de cette tanière qui avait une réputation si formidable… sans peut-être la mériter… espéraient-ils encore.

Les voyageurs se disaient que les légendes s’établissent vite dans la montagne, et quant aux contrebandiers, ils n’ont jamais fait peur à personne, surtout dans un pays où chacun va aux provisions là où elles coûtent le moins cher et sans se préoccuper beaucoup du dommage qu’il cause à l’État. Et puis qu’avaient-ils à redouter ? Ils étaient une dizaine qui allaient passer là la nuit. On n’allait pas les manger, bien sûr !… Bien au contraire, une grande table recouverte d’une nappe rustique mais bien blanche semblait les attendre pour un réconfortant souper. Un grand feu de bois flambait dans la vaste cheminée.

– Approchez-vous du feu… le temps est frais ce soir ! disait Canzonette, en allant de l’un à l’autre et en essayant de se rendre utile.

C’était une enfant qui pouvait avoir entre dix et onze ans. Elle avait un fin profil autour duquel se jouaient des cheveux blonds, légèrement bouclés soit par la nature soit par la coquetterie. Si Canzonette n’était point coquette, d’autres devaient l’être pour elle, par exemple la cuisinière, la vieille Gaga, qui en raffolait et qui la soignait comme son enfant. Au fait, tout le monde l’aimait dans le pays, et son père était fier de sa fille, chacun savait cela. Elle avait des yeux qui paraissaient tantôt verts, tantôt bleu pâle suivant la couleur du temps, l’heure du jour, le sentiment qui les animait. Il n’y avait rien de plus vif ni de plus joliment séduisant que le regard de Canzonette, comme il n’y avait rien de plus mutin que son sourire ; du moins, c’était l’avis de tous ceux qui les connaissaient.

Elle était vêtue d’une petite robe de tricot de laine qui laissait voir ses mollets nus.