On ne pouvait point dire d’elle que c’était une enfant râblée et elle ne donnait point l’impression d’une solidité à toute épreuve. On pouvait même se demander comment, avec une apparence aussi fragile, elle était capable de courir la montagne, comme on le disait, et de donner tant « de fil à retordre » à Filippi et à ses hommes, mais on la sentait bien nerveuse et ses gestes, empreints cependant d’une grâce touchante, étaient toujours précis et pleins de décision.

– Allons, Tibério !… la Chiffa !… Vous allez nous aider ce soir !… Il y a de la besogne !… et elle les entraîna vers la cuisine.

En attendant le repas, les voyageurs s’étaient groupés autour du feu. Seul le prêtre s’était assis dans un coin, à une petite table. Il avait longuement regardé toutes choses autour de lui, les murs enfumés décorés d’images naïves, deux fusils suspendus au-dessus de la cheminée, à des cornes de chamois… les fenêtres grillagées qui donnaient sur la cour, un petit escalier de bois à la rampe vermoulue qui conduisait directement de la salle aux chambres du premier étage… et puis il s’était replongé dans ses réflexions qui devaient être de plus en plus sombres, car les rides de son front, cependant jeune encore, paraissaient s’être creusées davantage.

Quand on servit le repas, il y toucha à peine… Chaque fois que l’on ouvrait une porte, il regardait qui entrait. Puis tout lui redevenait indifférent. Canzonette finit par lui demander s’il n’était pas souffrant. Mais il secoua la tête, de la plus méchante humeur. L’enfant s’éloigna en murmurant :

– Quel vilain monsieur prêtre !

Après le dîner, les langues s’étaient déliées… On commençait à raconter des histoires… Soudain, la porte qui donnait sur le petit escalier de bois s’ouvrit et l’on vit paraître maître Tue-la-Mort.

Un grand silence se fit tandis que l’homme saluait ses hôtes d’un geste simple et cordial.

Il était vêtu d’une peau de bique que serrait aux reins la ceinture cartouchière. Une casquette poilue, dont les oreillettes étaient relevées, coiffait une tête aux broussailles grisonnantes. C’était une rude figure, mais d’une ligne noble et plutôt sympathique à cause de deux yeux aigus qui dévisageaient leur monde bien en face.

Pour peindre cette tête à la fois aristocratique et sauvage, il eût fallu à l’artiste un art profond et subtil qui aurait fait la part de tout ce que cette physionomie pouvait exprimer dans le moment, mais aussi de ce qu’elle était capable de rendre en sentiments contraires dans l’instant qui allait suivre. Les mille êtres qui sont en nous, différents et contradictoires, n’apparaissent pas tous en même temps, mais un véritable artiste doit les prévoir et, d’une touche unique, les fixer. Le Tue-la-Mort qui regardait Canzonette et le Tue-la-Mort considérant son ennemi ne devaient pas être reconnaissables pour le vulgaire. Et cependant ils étaient le même ! À tout prendre et quelles que fussent les circonstances, il devait toujours rester quelque chose de l’aigle chez ce chasseur de chamois.

Il alla s’installer auprès de la cheminée, et comme il ne disait rien, peu à peu les conversations reprirent, dans la fumée des pipes, et c’est alors que l’on vit le prêtre se lever de son coin et se rapprocher du groupe des voyageurs.

– Moi aussi, messieurs, dit-il, je sais une histoire, une belle histoire corse, comme on les aime en « mon pays ».

Tue-la-Mort, à demi somnolent, chauffait, dans le moment, sa botte au feu. Il se retourna lentement du côté du jeune abbé et le regarda avec curiosité, puis il referma les yeux comme s’il allait s’endormir tout à fait.

– Il y avait une fois, à Monte-Rotondo…

Sous la paupière mi-close de l’aubergiste, un éclair jaillit, aussi vite éteint. La foudre, sous le nuage qui la cache, n’est pas plus rapide, ni plus fugitive. Les voyageurs regardaient le prêtre et ne s’étaient aperçus de rien. Seul l’abbé avait vu ce regard de tempête.

Il reprit d’une voix glacée :

– Il y avait une fois, à Monte-Rotondo, une fille de noble famille, belle comme une nuit d’amour…

IV

La Maddalena

Pendant que le prêtre, dans la grande salle de l’auberge, racontait son histoire, la petite Canzonette, dans sa chambre, venait de se coucher.

Elle avait fait sa prière, comme tous les soirs, devant la statuette de la sainte Vierge qui était pendue au mur, au-dessus de son lit, car on est très pieux chez les contrebandiers. Avec quelques autres côtés ils ont encore cela de commun avec les brigands, les vrais brigands de grand chemin qui sont, assurément, les gens les plus pieux du monde, en quoi ils ont bien raison, à cause des aléas du métier qui peuvent les faire comparaître d’une minute à l’autre devant le grand juge. Comme ils sont toujours, à cause de cette précaution de piété, en état de repentir, le bon Dieu n’a rien à leur reprocher, ce qui est bien quelque chose.

Certes, Canzonette, quoi qu’elle fît, n’y voyait point de mal et si elle priait, c’était moins pour elle que pour les autres, ainsi qu’on le lui avait appris. Il est même à présumer que le terrible Tue-la-Mort, assuré de la pure prière de son enfant, en profitait pour négliger les siennes. Mais tout n’est-il point calcul ici-bas, même chez les meilleurs ? et les plus grands saints ne sont-ils point de grands hommes d’affaires célestes qui troquent leurs petits sacrifices terrestres contre un bonheur éternel ?

Quand la vieille Gaga, la cuisinière, qui aurait marché à genoux devant Canzonette, fut partie, après avoir embrassé son enfant, l’avoir « bordée », lui avoir recommandé de passer une bonne nuit et avoir « soufflé la lumière », le Petit Chaperon rouge fit craquer une allumette, ralluma la bougie, et prenant à son cou un petit médaillon qui y était suspendu par une chaînette d’argent, l’ouvrit. Une image apparut. C’était le portrait d’une jeune femme dont la beauté était d’une douceur et d’une mélancolie incomparables. Elle ressemblait étrangement à cette Éléonore de Tolède, peinte par le Bronzino, que l’on voit aux Uffizi. Comme cette princesse, elle vous regardait de face avec une noble tristesse. Ses cheveux, séparés au milieu du front, se tiraient sagement en bandeaux jusqu’aux oreilles fines. Son regard noir, calme et profond, exprimait le plus tendre amour.

Canzonette pressa l’image chérie sur ses lèvres, puis referma le bijou avec soin car elle avait promis à son papa de ne jamais l’ouvrir. D’autre part, il ne devait jamais la quitter, parce que, donné le jour de son baptême, il lui porterait bonheur… Or, comment avoir la force de ne jamais regarder ce qui se cache dans un médaillon qui ne doit jamais vous quitter ?… Canzonette le regardait chaque soir, mais comme elle ne manquait jamais de demander pardon à la Vierge du péché qu’elle commettait en désobéissant à son papa, elle s’endormait sans le moindre remords, sa petite conscience en paix avec le ciel et la terre.

Et maintenant revenons dans la salle et suivons le récit du prêtre.

Cette jeune fille, on l’appelait la Maddalena…

À ce nom, on eût pu voir encore Tue-la-Mort tressaillir. Mais nous avons dit qu’à l’exception de l’abbé, personne ne regardait l’aubergiste. Tous les yeux étaient fixés sur le conteur.

– Maddalena Orlando, des Orlando qui prétendaient descendre de l’illustre famille génoise et qui en concevaient un juste orgueil… Le père voulait marier sa fille à un riche propriétaire du pays, maître Giovanni.