Orlando était si bien habitué à ce qu’il n’y eût chez lui d’autre volonté que la sienne qu’il ne douta point que son projet ne plût à la Maddalena dès qu’il le lui aurait fait connaître. Celle-ci n’avait aucun soupçon des dispositions dans lesquelles se trouvait son père au regard de Giovanni. C’était un ami de la maison, qui avait une quinzaine d’années de plus qu’elle, par qui elle se laissait embrasser comme par un parent, qui l’avait toujours gâtée et en qui elle eût été à cent lieues de voir un mari.

« En voilà plus qu’il n’est nécessaire pour faire comprendre la stupéfaction et le saisissement de la pauvre enfant qui venait, le jour même, d’avoir ses dix-huit ans, quand elle connut, de la bouche même de son père, quel époux on lui avait destiné !

« Elle ne sut d’abord que répondre, et puis qu’eût-elle répondu ? On ne lui demandait pas son avis.

« La voyant toute pâle et tremblante, Orlando lui exprima son étonnement de lui voir accueillir avec si peu d’empressement la nouvelle d’une union qui devait faire son bonheur et qui réjouissait déjà les deux familles.

« Maddalena mit son trouble sur le compte de la surprise. Elle ne pensait point quitter ses parents si tôt et elle en concevait une peine bien naturelle, affirma-t-elle avec des larmes qu’il lui fut impossible de retenir plus longtemps.

« Elle supplia son père de remettre ses projets de mariage à plus tard. Mais Orlando ne voulut rien entendre. Il commanda à sa fille de s’aller laver les yeux et de revenir avec un autre visage, car il attendait Giovanni, et, le jour même, au déjeuner, on déciderait les fiançailles.

« Maddalena, éperdue, courut s’enfermer dans sa chambre. Cependant quand elle en sortit une heure plus tard, dans une fraîche toilette et avec un visage apaisé, Orlando put croire que son enfant, rendue à la raison par ses justes observations, avait pris son parti d’un événement auquel, si elle était restée moins petite fille, elle aurait dû s’attendre.

« Francesca, la mère de Maddalena, qui aimait son enfant tendrement, l’embrassa en lui faisant compliment de sa sagesse. Quand elles furent seules, Francesca dit à sa fille :

« – Giovanni n’est pas jeune, mais il n’est pas vieux. Il n’est pas beau, mais il n’est pas laid. Il n’est pas généreux, mais il n’est pas ladre. Et il t’aime bien. Il n’y a aucune raison pour que tu ne sois pas heureuse avec lui.

« – Je ne saurais être heureuse qu’avec un homme que j’aimerais d’amour, répliqua Maddalena avec un calme de plus en plus extraordinaire.

« Trompée par cette apparente soumission, Francesca, pour donner du courage à sa fille, lui fit cette confidence que lorsqu’elle avait épousé Orlando elle ne l’aimait pas d’amour et que l’amour était venu plus tard.

« – Non ! tu n’es pas heureuse ! fit encore Maddalena.

« – Comment ! non…

« – Non ! il n’est pas venu !…

« Interloquée, Francesca balbutia :

« – En tout cas, tu ne nieras pas que ton père a su me rendre heureuse !

« – Non ! interrompit nettement Maddalena.

« La mère ne dit plus rien. Sans doute n’avait-elle plus rien à dire. Mais Maddalena l’effrayait maintenant. Elle finit par lui demander :

« – Où veux-tu en venir ?

« – À ne pas épouser Giovanni… répliqua Maddalena.

« Alors Francesca fut épouvantée.

« – Mon Dieu, gémit-elle, que va-t-il se passer ?

« Cette fois, Maddalena ne lui répondit pas. Du reste, c’était l’heure du déjeuner.

« Et Orlando, impatient, venait les chercher.

« Tout ceci se passait à la maison de campagne. La table avait été dressée sur la terrasse des jardins qui surplombait un paysage de plantations d’oliviers descendant par échelons jusqu’à la route par où devait arriver Giovanni. Maddalena eut tout le loisir, dès qu’il parut, de dévisager son fiancé bien avant qu’il pût lui adresser la parole.

« Il était grand, un peu courbé ; il avait mis un vêtement neuf, un chapeau neuf de feutre mou à larges bords et brinqueballait un immense bouquet qui semblait fort l’embarrasser. Jamais elle ne l’avait vu si gauche. Jamais non plus elle ne l’avait tant regardé. Elle le découvrait pour la première fois ; et l’idée qu’on avait pu avoir de lui faire épouser cet homme-là lui parut d’une telle injustice qu’elle en arriva à considérer son père comme son plus cruel ennemi. En réalité, Giovanni n’était pas plus mal qu’un autre, mais on ne raisonne pas avec une petite fille qui a ses idées sur le mariage.

« Elle devint toute pâle et resta sans un geste, comme un bloc de pierre. Orlando, qui la surveillait, fut beaucoup plus inquiet de ce visage de marbre qu’il n’avait été troublé de ses larmes.

« – Sois aimable ! lui dit-il.

« Le plus qu’elle put faire fut de se laisser embrasser par Giovanni sans crier et d’écouter ses compliments avec docilité ; mais, après le repas, quand on la laissa seule avec cet homme et qu’il eut l’audace de lui parler d’amour, elle eut une telle envie de le battre qu’elle le quitta brusquement, en prétextant une violente migraine.

« Giovanni était renseigné. Il connaissait cette tête-là. Jamais elle ne consentirait à l’épouser. Les parents le trouvèrent effondré et de la plus méchante humeur du monde. Il leur reprocha de l’avoir rendu ridicule et de lui avoir caché les véritables sentiments de Maddalena. À son tour, il ne voulut rien entendre, fit allusion à certains bruits qui couraient sur les préférences de Maddalena pour un jeune homme de la ville et planta là Orlando, qui entra dans une colère épouvantable. La malheureuse Francesca, qui n’était pour rien dans cette histoire, eut à en supporter les premiers éclats. Elle eût voulu tout prendre pour elle, mais déjà Orlando cherchait sa fille… »

V

Angelo

« Or, Maddalena s’était retirée dans sa chambre, où, épuisée, elle éclatait en sanglots.