Les voyageurs étaient impatients d’en entendre la suite. Tue-la-Mort ne donnait plus signe de vie, comme si, depuis longtemps, il n’écoutait plus.
– Il serait difficile d’imaginer, reprit le prêtre, l’étonnement d’Orlando lorsque, le lendemain matin, une domestique pénétra dans son bureau pour lui remettre la carte d’Angelo Vico. Cependant il donna l’ordre que l’on introduisît le visiteur et, quand il fut entré, le pria de s’asseoir. Mais Angelo resta debout et lui déclara avec simplicité qu’il venait lui demander la main de sa fille.
« L’événement était si énorme qu’Orlando parut d’abord ne pas comprendre. Puis, tout à coup, il se leva, la figure flamboyante de colère et, montrant au jeune homme le billet anonyme qui, la veille, avait été la cause d’une scène si affreuse entre lui et Maddalena, il lui demanda si c’était bien lui qui en était l’auteur.
« Angelo avoua la vérité. Il confessa également que ce n’était point la première fois qu’il écrivait à Maddalena et que depuis longtemps tous deux s’aimaient. Le calme et le naturel avec lequel ces choses étaient dites achevèrent de mettre Orlando hors de lui. En des termes brutaux, accompagnés de gestes menaçants, il voulut chasser Angelo, mais c’est alors que Maddalena parut.
« Elle n’était pas moins calme que le jeune Corse. Elle lui prit la main devant son père et prononça :
« – Celui-là seul sera mon mari ! Père, il est trop tard pour refuser ma main à Angelo !
« Angelo, en entendant ces paroles terribles et auxquelles il ne pouvait s’attendre, car son respect avait toujours été très grand pour celle dont il voulait faire sa femme, eut un geste comme pour protester de leur innocence à tous deux ; mais une crispation de la main de la jeune fille l’immobilisa et il se rappela ce qu’il avait promis la veille. Il avait promis de mourir avec elle et le moment en paraissait venu.
« Devant la foudroyante déclaration, Orlando avait eu un mouvement qui tenait à la fois de la fureur, de l’effroi et du doute. Ça n’était pas possible ! semblait dire toute son attitude… Non, une pareille horreur n’était pas possible ! Maddalena, voyant son père dans cet état où le doute le disputait à la rage, ajouta en levant les yeux au ciel :
« – Je jure que, devant Dieu, je suis déjà la femme d’Angelo !
« Alors Orlando, fouillant fébrilement dans un tiroir de son bureau, en tirait un revolver et le braquait sur sa fille.
« Angelo voulut s’élancer. Mais Maddalena, qui ne lui avait pas quitté la main, le retint encore.
« – Tu sais ce que tu m’as promis, Angelo ? Mon père nous fera la grâce de nous tuer tous les deux !
« C’est ce qu’il allait certainement faire quand l’idée qu’il allait peut-être sacrifier un petit être qui, lui, n’était point coupable et qui déjà avait droit à la vie, lui fit tomber l’arme des mains.
« – Puisque tu me l’as déjà prise, cria-t-il à Angelo, qu’est-ce que tu viens me demander, voleur ?…
« Et il les chassa tous les deux, mais ne s’opposa plus à leur mariage.
« C’est ainsi, conclut le prêtre, que par ce sublime mensonge de l’amour, Maddalena devint la femme d’Angelo… »
Maintenant Tue-la-Mort, de ses grands yeux ouverts, fixait l’abbé. L’aubergiste oubliait de cacher son émotion… Une larme glissait sur sa joue rugueuse…
– Neuf mois après, on baptisait une jolie petite fille, reprit le prêtre… mais le bonheur des deux époux devait être bientôt interrompu par un long voyage d’Angelo à l’étranger… Il était allé chercher fortune sur les vastes mers. Plus d’un an s’écoula…
« Était-ce le chagrin ? Depuis quelque temps, on ne voyait plus Maddalena ; elle ne sortait plus de chez elle. Il est bon de savoir que Giovanni avait conservé au fond de son âme une haine solide pour Angelo et que son amour pour Maddalena s’était transformé en un sentiment farouche, fait de jalousie, de dépit et de besoin de vengeance.
« Les Orlando avaient quitté le pays, mais Giovanni était resté à Monte-Rotondo… Une nuit qu’il rôdait autour de la maison de la Maddalena, il entendit de bien douloureux soupirs… Des lumières glissaient aux fenêtres, dans la fente des volets… Tout attestait, en dépit des précautions prises, un mouvement inusité à une pareille heure, dans la modeste demeure de Maddalena.
« Tout à coup il y eut un grand cri… et puis, plus rien… Giovanni ne pouvait s’y tromper : “Ce n’est pas possible ! murmura-t-il… Voilà plus d’un an qu’il est parti !”
« Quelques instants plus tard, une porte s’entrouvrait et une femme se sauvait dans la nuit en emportant un paquet contre sa poitrine… Giovanni la suivit.
« Le lendemain il était complètement renseigné. Maria-Lucilia, cette femme de la campagne qui avait quitté si mystérieusement la demeure de Maddalena, nourrissait un nouveau-né…
« C’est un mois plus tard qu’Angelo revenait, presque aussi pauvre qu’avant, mais combien heureux de retrouver sa femme !… La Maddalena était allée l’attendre au débarcadère… Elle donnait du bonheur rien qu’à la regarder…
« Elle tenait par la main sa petite fille qui marchait déjà. Ce que furent ces premiers embrassements, on le devine. Les deux époux rentrèrent le jour même à Monte-Rotondo. Angelo comptait beaucoup d’amis. Ils lui firent fête dès son arrivée au village. Comme il les quittait pour regagner son domicile où Maddalena l’avait précédé, il rencontra le facteur qui lui remit une lettre dont il ne connaissait point l’écriture et qui était signée : “Un ami”. Voici ce que disait cette lettre :
Heureux époux ! heureux père !… si tu veux connaître tout ton bonheur… va donc demander à la Maria-Lucilia, derrière le Monte-Rotondo, qu’elle te montre le petit frère que la Maddalena a donné à ta petite fille pendant ton absence !
« Angelo regarda autour de lui d’un air hagard. Il tremblait d’horreur. Il crut apercevoir la silhouette de Giovanni qui, d’un coin de la place, savourait sa vengeance. Il courut de ce côté, mais l’homme avait disparu.
« Alors il s’en fut, comme un fou, chez la Maria-Lucilia. Quand il pénétra chez celle-ci, elle donnait à téter à un petit garçon. Angelo lui montrait un tel visage qu’elle recula d’effroi, serrant instinctivement le bébé dans ses bras. Mais elle dut lui avouer, sous menace de mort, de qui elle tenait cet enfant. Quand il sortit de chez elle, Angelo ne doutait plus de son malheur.
« Il erra quelque temps comme un insensé dans la campagne, puis il se dirigea vers sa demeure. Il était redevenu formidablement calme, car il n’est rien de tel que ces âmes de feu pour cacher l’embrasement qui les dévore.
« Pendant ce temps, Maddalena procédait joyeusement aux préparatifs d’un repas de fête dont elle voulait faire la surprise à l’époux retrouvé.
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