Les amis conviés par elle étaient venus les bras chargés de fleurs. La maison était pleine de joie et de parfums. Il ne manquait plus qu’Angelo.

« Il était en retard et déjà Maddalena, qui s’était coquettement parée, montrait son impatience, quand enfin il parut. Elle se jeta à son cou :

« – Mon Angelo ! C’est l’anniversaire de nos noces ! J’ai voulu te faire une surprise !

« – Moi aussi, je te réserve une surprise ! répondit-il.

« Ce qui parut naturel à tous. Maddalena, qui ne s’apercevait point de la pâleur de son mari, tant elle était prise par les soins du festin, pensa à quelque beau cadeau qu’il lui avait rapporté de son voyage !

« Le repas se passa le plus gaiement du monde. Angelo, par un miracle de dissimulation, se montra enjoué comme les autres et répondit à toutes les santés qui lui furent proposées.

« Un moment vint où il se leva et dit :

« – Mes amis, si vous voulez voir la surprise que j’ai réservée à ma femme pour notre anniversaire, frappez à la porte de sa chambre dans cinq minutes !

« Alors il prit la main de sa femme, à laquelle il souriait le plus galamment du monde, et ils sortirent tous deux au milieu des applaudissements.

« Maddalena n’avait jamais été plus rayonnante qu’en ce moment où l’époux la menait vers la surprise attendue. Angelo, lui, était conduit par une douleur immense qui le rendait stupide, c’est-à-dire sourd à tout raisonnement capable de l’arrêter dans son dessein impitoyable…

« Cinq minutes plus tard, quand les invités pénétrèrent dans la chambre, comme ils y avaient été conviés, ils trouvèrent Maddalena étendue sur son lit, morte… un poignard dans le cœur ! Quant à Angelo, il s’était enfui dans la montagne, emportant sa petite fille… »

Le prêtre se tut. L’émotion de l’assistance semblait être arrivée à son comble. Le prêtre regardait Tue-la-Mort et Tue-la-Mort regardait le prêtre. La double flamme de leurs yeux s’affrontait avec un éclat presque insoutenable, et ceux qui étaient là comprirent que tout n’était point fini et que quelque chose d’inattendu allait se passer entre ces deux hommes.

L’abbé reprit tout à coup, toujours en fixant terriblement Tue-la-Mort :

– Et Maddalena était innocente !

Tue-la-Mort en entendant ces mots devint certainement aussi pâle qu’avait pu l’être Angelo le jour où il avait cru tenir la preuve de la trahison de sa femme. Il s’avança vers le prêtre et lui jeta férocement :

– Et moi je vous dis qu’elle était coupable !… J’ai beaucoup connu cette femme !

Comme une rumeur montait autour d’eux, l’aubergiste se tourna vers les voyageurs :

– Messieurs, leur dit-il d’une voix glacée, il est tard… Si vous voulez vous lever de bon matin pour la première correspondance…

Il n’acheva pas sa phrase. Son geste balayait tout le monde mais les voyageurs avaient compris et vidaient déjà la salle…

Quand ils furent seuls, Tue-la-Mort considéra le prêtre d’un œil fauve.

– Monsieur, lui dit-il, cet Angelo que j’ai beaucoup connu, lui aussi, est mort ! Mais des paroles comme celles que vous venez de prononcer seraient bien capables de le ressusciter, ne serait-ce que pour vous les faire rentrer dans la bouche !

L’abbé ne parut nullement intimidé de cet éclat. Au contraire, ce fut avec calme qu’il déclara :

– Je suis venu ici pour remplir une mission sainte ! Je t’ai cherché longtemps, Angelo !

Alors Tue-la-Mort laissa échapper :

– Eh bien ! oui ! c’est moi ! c’est moi Angelo !… Moi que le crime de la Maddalena a forcé de fuir, de se travestir comme un malfaiteur, de cacher sa face d’honnête homme, de s’enfermer dans les cavernes comme une bête traquée par le chasseur !… enfin, de faire, pendant des années, le plus dur et le plus dangereux des métiers pour donner à manger à son enfant…

Puis l’aubergiste conclut dans un sourd gémissement, et en se laissant tomber comme une masse sur un siège :

– Que la Maddalena soit maudite !…

À ce moment, dans le grand silence de la nuit, la lamentable « plainte de l’île au Chien » se fit entendre à nouveau. Jamais elle n’avait été plus déchirante, jamais elle n’avait soulevé le cœur d’une pareille angoisse.

– L’horrible bête ! soupira Tue-la-Mort, il va encore arriver un malheur !…

– Il n’y a pas de plus grand malheur au monde que le tien ! reprit l’abbé. Tu as tué la Maddalena ! Or, la femme qui a accouché, cette nuit fatale, chez toi… écoute-moi !… écoute-moi bien, Angelo… cette femme n’était pas la Maddalena !…

L’aubergiste se dressa, comme galvanisé. Sa bouche ouverte, sans prononcer une parole, exprimait l’horreur… Ses bras suppliants se tendaient vers le prêtre en un geste éperdu… et le prêtre, impassible, continuait :

– Celle qui avait commis une faute, qu’il fallait à tout prix cacher, c’était sa mère !… C’était Francesca qui s’est confessée à moi à son lit de mort et dont la volonté dernière est que tu connaisses la vérité, Angelo !

Ces mots frappèrent Tue-la-Mort comme la foudre. Il s’effondra.

Aux pieds du prêtre celui qui avait été Angelo n’était plus qu’une masse informe, traversée d’un souffle d’agonie.

L’abbé fit au-dessus de cette pauvre chose le signe de la croix et sortit, d’un pas automatique, du pas de la statue du commandeur qui est venue apporter l’expiation et le châtiment au criminel longtemps impuni…

VI

Le petit Pasquale

À l’aurore, quand le prêtre redescendit dans cette salle, il y trouva encore Tue-la-Mort accroupi sur une table, comme une bête assommée. Il lui toucha l’épaule.

L’aubergiste tressaillit, leva vers lui un visage qui semblait revenir de l’autre monde et attendit ce que cet homme noir avait encore à lui dire.

– Voulez-vous me passer de l’autre côté de la rivière ? demanda le prêtre.

Tue-la-Mort se leva avec effort. Et voûté, vieilli de dix ans, il précéda son hôte au bord de l’eau.

Le prêtre monta dans le bachot. Tue-la-Mort détacha la chaîne qui retenait l’embarcation à la rive, puis s’assit et prit les rames.

Jusqu’au milieu de la rivière, pas un mot ne fut échangé, mais, comme ils doublaient la pointe de l’île au Chien, l’abbé, qui avait une main dans la poche de sa soutane, se pencha tout à coup sur Tue-la-Mort et lui dit :

– Le prêtre t’a pardonné ! mais sache que Francesca, pour que le secret ne sorte pas de sa famille, s’est confessée à son fils !… Angelo ! Angelo ! regarde-moi bien ! Tu ne te rappelles pas le jeune frère de la Maddalena ? Tu ne te souviens pas du petit Pasquale ?

Tue-la-Mort n’avait pas cessé de ramer, ni plus vite, ni plus lentement… Depuis la veille, il avait « vu » l’épouvante et il ne pouvait y avoir pour lui rien de plus effrayant que cet abîme où le prêtre l’avait précipité : l’innocence de Maddalena !

Toute la nuit, il avait roulé dans ce gouffre comme un damné de l’enfer du Dante, et il avait eu la sensation de la chute éternelle dans une nuit sans fond, éclairée seulement par le rayonnement lointain du pâle sourire de la victime, image qui, éternellement, reculait, et qu’il était condamné à n’atteindre jamais !…

La mort ne pouvait lui réserver un supplice plus terrible que la vie, du moins le pensait-il dans ce moment où l’horreur toute fraîche de son forfait lui rendait insupportable la lumière du jour.

Donc, le visage de la Mort, qui semblait se pencher sur lui, avec cette figure menaçante du prêtre dont les yeux le foudroyaient, ne le troubla en aucune sorte, mais ces mots : « le petit Pasquale ! » remuèrent ce cœur de bronze jusqu’aux larmes…

Que de souvenirs ! En une seconde, la dernière peut-être, ils accoururent en foule comme se précipitent au lit du mourant les plus chers fantômes du passé… Ô printemps de la vie ! Ô printemps de son cœur !… Le petit Pasquale, c’était cet enfant qui s’était fait le messager de leurs amours !… C’était lui qui avait porté à la Maddalena son premier soupir… c’était lui qui avait rapporté à Angelo, dans un pli embaumé, le premier baiser de la bien-aimée !… Ô Monte-Rotondo !… Ô les premiers rendez-vous dans la fraîcheur des nuits !… la main tremblante de la Maddalena le guidant dans le jardin d’Orlando, tandis que veillait quelque part le petit frère ingénieux !… Qu’y a-t-il de plus audacieux que des enfants qui s’aiment et qui croient ne point faire le mal ?… Ce petit Pasquale aussi l’avait aimé comme un frère et… Et Angelo ne le reconnaissait plus !…

Mais qui donc l’a ainsi changé ?… Qui donc a transformé si vite ce jeune visage en un masque ravagé par le combat intérieur du prêtre et du justicier ? N’est-ce point toi ? N’est-ce pas ta propre folie, Angelo ? Un cœur corse bat sous cette soutane, c’est tout dire !… Et, dans ce moment terrible, tu ne doutes point que le Corse ne l’ait emporté sur le prêtre !… et qu’il vienne te châtier selon les lois de la vendetta !… Pas une seconde, tu n’imagines que la pensée divine puisse avoir chassé, en fin de compte, le vieil instinct du maquis et que le geste de ce dernier descendant des Orlando est peut-être moins dirigé contre ta vie que contre ta conscience qu’il vise, l’existence que tu mènes à laquelle il faut t’arracher, et ton âme qu’il faut sauver !… Pour avoir une imagination pareille, il ne faudrait pas être né, comme Pasquale et comme Angelo, à l’ombre du Monte-Rotondo !… Non ! non !… Angelo est persuadé qu’il va mourir ; et que la main du prêtre va sortir soudain de sous cette soutane pour lui apporter le soulagement suprême : la fin de ses remords !… Ah ! certes non ! il ne résistera pas !… Il ne fera pas un geste pour échapper au châtiment. Hélas !… du sang a coulé qui crie vengeance ! Ô vendetta corse ! Tu es plus forte que la vie ! Tu es plus forte que la mort ! Tu emportes tout dans ton rouge tourbillon ! c’est toi qui animais les doigts de l’illustre Sampierro quand il étranglait de sa propre main sa femme Vannina, c’est toi qui fis trancher la tête de Giovanni Antonio, laquelle servit de trophée à une non moins illustre famille, c’est en ton nom que les prêtres eux-mêmes couraient les campagnes en jetant aux paysans pour les dresser contre leurs maîtres génois la parole du dernier des Macchabées : Qui non habet gladium vendat tunicam suam ! Que celui qui n’a pas un couteau vende ses vêtements ! Pasquale, lui, pense Tue-la-Mort, a acheté un revolver et je vais mourir !…

Canzonette se réveilla ce matin-là de la meilleure humeur du monde car c’était la vieille Gaga qui lui avait apporté son déjeuner. Elle ne pouvait souffrir les Mahure et de quelques gentillesses qu’ils l’accablassent, l’enfant se détournait toujours d’eux avec empressement ou ne s’occupait du couple que pour lui jouer des tours de sa façon qui n’étaient point toujours sans importance, car elle les avait en particulière antipathie.

– Quel temps fait-il ? Ouvre la fenêtre, Gaga !… Et les voyageurs ? Ils ne sont pas tous morts ?… demanda-t-elle en riant.

– Ma petite Canzonette, nous allons avoir une bien belle journée… et l’on commence à remuer dans les chambres !…

– Dis-moi, Gaga, ils n’ont pas eu peur, les voyageurs, quand ils ont entendu, hier soir, aboyer l’île au Chien ?

– Dame ! ils n’en menaient pas large avec toutes les histoires bêtes qu’on raconte. Il ne t’effraie pas, toi, Canzonette, ce chien-là ?

– Oh ! moi, tu sais bien, Gaga, que papa m’a appris à n’avoir peur de rien !… Ce doit être tout simplement un pauvre toutou que cette groula (vieille savate) de Mahure a attaché quelque part et auquel il ne donne pas à manger !…

– Il faut que j’aille préparer le déjeuner des voyageurs (et Gaga en se sauvant) : Habille-toi vite, petite Canne !…

Canzonette sauta de son lit et commença de se laver le bout du nez en chantant :

Alli Baumetta

Si respira un buon er

Alli Baumetta

Non li a giamai d’hiver !

Et puis elle courut ouvrir sa fenêtre pour se rendre compte de l’air qu’il faisait ce matin-là à Ena et s’il était aussi bon à respirer que celui des Baumettes.

Dans ce moment-là, Tue-la-Mort disait au prêtre :

– Si tu as résolu d’en finir aujourd’hui avec moi, ça doit te gêner de me tuer avec ce costume-là ?

Ce que j’ai souffert là-dessous ne regarde personne que Dieu et moi ! répliqua l’autre… Que son saint nom soit béni !… C’est lui qui m’a conduit ici pour ton châtiment ! C’est lui qui a décidé que je recevrais la confession de ma malheureuse mère ; c’est lui qui a voulu que je sois renseigné sur l’endroit où tu te cachais, lui qui m’a conduit jusqu’à ta tanière ! Fais ta prière, Angelo !…

Tue-la-Mort comprit que cette fois l’instant suprême était venu : il leva les yeux sur la fenêtre de Canzonette et sa prière ne fut point pour son âme maudite à lui, mais pour l’enfant adorée qu’il laissait sur la terre.

À la fenêtre, Canzonette apparut… Tue-la-Mort remercia avec ardeur le ciel qui, dans son dernier moment, lui envoyait ce sourire !

La petite fille n’avait rien vu… Accueillie par le parfum des fleurs en pots qui, dans un ordre touchant, s’allongeaient devant sa croisée, elle avait pensé tout de suite à arroser ses verveines et ses héliotropes. C’est tout juste si elle avait jeté un coup d’œil sur le lointain paysage alpin, embué dans la vallée, déjà rayonnant sur les cimes… Le ciel était d’un azur tendre et léger comme un voile du mois de Marie…

Et elle se remit à chanter :

Au mes de Flora

Ossia en lou printem

Au mes de Flora

Vizon lou mai souven !

Ô la voix de sa fille !… Il aurait entendu encore cela avant de mourir !

Tout à coup il se mit à balbutier, plus faible qu’un enfant, et avec une supplication si inattendue chez un homme qui avait accepté l’idée de la mort d’un cœur si apparemment indifférent que le prêtre ne comprit rien à un pareil revirement, sinon que ce brave devenait lâche.

– Attendez !… attendez ! au nom du ciel, attendez ! gémissait Tue-la-Mort à mi-voix.

Il tremblait pour Canzonette qu’elle n’assistât à cette horreur : l’assassinat de son père ! et qu’elle en restât peut-être folle, pour toute sa vie… Il avait cru à la pitié divine quand il avait vu apparaître ce sourire !… Et c’était peut-être là le châtiment qui lui était réservé !… Mais cela, c’était trop ! Non ! non ! pas cela ! Il ne le voulait pas !… Ah ! si son enfant pouvait ne rien voir ! Si cette fenêtre pouvait se refermer !… Attendez !

VII

Canzonette

– Bonjour, mon papa ! Bonjour, monsieur le curé !

Ce salut de Canzonette aux deux hommes qu’elle venait d’apercevoir, dans la barque, fit comprendre au prêtre ce qui s’était passé chez Tue-la-Mort et pourquoi ce cœur de bronze avait demandé grâce au moment suprême.

– Écoute, prêtre, fit Tue-la-Mort surmontant son émotion, ma vie t’appartient ! Elle doit payer celle de la Maddalena et je dis, comme toi, que c’est la justice de Dieu ! Mais, laisse-moi aller embrasser ma fille, et, dans cinq minutes, tu pourras faire de moi ce que tu voudras.

– Jure-le ! fit le prêtre.

Tue-la-Mort jura.

Alors le prêtre reprit sa physionomie indifférente.

La barque fit demi-tour sous l’effort de l’aubergiste et abordait bientôt à cette rive où il avait bien cru ne plus revenir.

Les deux hommes reprirent le chemin de l’auberge. Quand ils pénétrèrent dans la grand-salle les Mahure étaient là, commençant leur service. Tue-la-Mort, sans un mot, gravit l’escalier qui conduisait au premier étage, et l’abbé demanda une tasse de lait et du pain.

Canzonette était toute barbouillée de savon quand son père poussa la porte de sa chambre. Elle se jeta dans ses bras mais s’arrêtant soudain dans son mouvement spontané : Tu pleures ? fit-elle, avec une douloureuse surprise.

– Ce n’est rien, répondit Tue-la-Mort, en serrant sa fille éperdument sur sa rude poitrine… Ce n’est rien, mon enfant, c’est le savon…

Elle lui avait, paraissait-il, mis du savon dans l’œil. Elle l’essuya avec un soin touchant, en riant de tout son cœur. Mais Tue-la-Mort pleurait toujours. C’était la première fois que Canzonette voyait les larmes de son père.