Ce n’était du reste pas cet événement qui se présentait à l’esprit de Jukes ; simplement il revoyait avec précision la figure de ce pauvre homme, et sans être particulièrement ému. Puis une certaine partie de cartes que tout jeune encore il avait faite dans la baie de la Table, à bord d’un navire, depuis perdu corps et biens. Puis les sourcils broussailleux de son premier commandant. Puis il se rappela sa mère, et sans plus d’émotion qu’il n’en aurait eu dans le temps, lorsqu’en entrant dans sa chambre, il la voyait assise près de la fenêtre avec un livre, – sa mère, morte elle aussi, maintenant –, cette femme résolue, que la mort de son mari avait laissée dans la gêne ; mais qui avait élevé son garçon d’une façon si ferme.
Tout cela dans l’espace d’une seconde, peut-être moins. Un bras pesant s’était alors abattu sur ses épaules ; la voix du capitaine Mac Whirr lui cornait son nom aux oreilles :
« Jukes ! Jukes ! »
Il y découvrait un ton de préoccupation profonde. Le vent pesait de tout son poids sur le navire, comme s’il eût voulu l’immobiliser dans les vagues. Celles-ci faisaient par-dessus lui d’énormes bonds comme autour du tronc profondément immergé d’un vieil arbre, et du plus loin déjà s’entendait leur amoncellement de menace. Les lames jaillissaient de la nuit, portant une lueur spectrale à leur crête – cette lueur de l’écume effervescente qui, dans un mol éclair, désignait férocement, par-dessus le frêle corps du navire, la ruée, l’écroulement bouillonnant, puis la galopade en fuite éperdue de chaque lame. Jamais, au grand jamais, le Nan-Shan n’arriverait à secouer de lui toute cette eau ; Jukes, tout raidi, constatait que le navire se débattait à l’aventure ; plus rien de sensé dans les mouvements soudains qu’il risquait ; mauvais signes : c’était l’annonce et le commencement de la fin ; et l’accent d’inquiétude affairée, que Jukes percevait dans la voix du capitaine Mac Whirr, l’écœurait comme un symptôme de folie contagieuse. L’incantation de la tempête opérait. Jukes se sentait pénétré par elle, bu par elle ; il s’absorbait en elle avec toute la rigueur de sa silencieuse attention. Mac Whirr cependant continuait à crier, mais le vent se calait entre eux comme un coin solide. Le capitaine pesait à son cou, plus lourd qu’une meule, de sorte que leurs têtes enfin s’entrechoquèrent.
« Jukes ! Eh là ! Monsieur Jukes ! »
Il fallait une réponse à cette voix qui n’acceptait pas de se taire. Jukes répondit comme de coutume.
« Oui, capitaine. »
Mais aussitôt son cœur, décomposé par la tempête et la nostalgie affreuse de la paix, s’affranchit de la discipline, mutiné contre tout commandement.
Le capitaine Mac Whirr à présent maintenait la tête de son second solidement coincée dans son coude ; il la collait contre ses lèvres glapissantes. Parfois Jukes l’interrompait : « Attention, capitaine ! » ou bien c’était le capitaine qui braillait d’urgence un « Tenez bon ! » quand il semblait qu’avec le navire tout le sombre univers chavirait. Un temps d’arrêt ça flottait encore. Et le capitaine reprenait ses cris :
« Il dit… toute la bande… démarrés… devriez aller voir… ce qu’il y a… »
La pleine force de l’ouragan n’avait pas plus tôt assailli le Nan-Shan que toutes les parties du pont en étaient devenues intenables ; l’équipage, hébété, terrorisé, s’était réfugié dans la coursive de bâbord, sous la passerelle. Il y avait une porte à l’arrière qu’ils avaient fermée ; et là-dedans, il faisait noir, froid, lugubre. À chaque soubresaut du navire, tous ensemble, ils gémissaient dans les ténèbres et chacun écoutait les tonnes d’eau qui s’abattaient de très haut et comme avec une particulière résolution de les atteindre.
Le maître d’équipage s’efforçait encore à des propos bourrus ; mais, comme il le disait plus tard, il n’avait jamais eu affaire avec un pareil troupeau d’ânes. L’équipage jouissait là pourtant d’un confort relatif, bien à l’abri, et n’ayant rien à faire ; et ça ne les empêchait pas de grogner tout le temps et de geindre aigrement comme autant de marmots malades. L’un d’eux finit par déclarer qu’avec un peu de lumière pour se voir au moins le bout du nez ça ne serait sûrement pas aussi triste. Ça le rendait maboul de devoir rester là, couché dans le noir à attendre que voulût bien sombrer tout le bazar.
« Sors donc, alors, lui disait le maître d’équipage, comme ça tu en auras fini tout de suite », ce qui provoqua contre lui un concert de jurons et de malédictions.
On l’accablait de reproches de toutes sortes. On paraissait trouver très mauvais qu’une lampe tout allumée n’ait pas été brusquement créée à leur intention. Ils pleuraient pour un peu de lumière comme s’ils avaient absolument besoin de se voir couler. Si déraisonnables que fussent leurs récriminations, elles affectaient beaucoup le maître d’équipage ; on ne pouvait tout de même pas songer à atteindre la lampisterie située à l’avant ! Alors ça n’était vraiment pas honnête de s’en prendre à lui et de l’abrutir ainsi. C’est ce qu’il leur dit, au grand mépris général. Puis il se retrancha dans un silence amer. Mais comme il n’en était pas moins exaspéré par leurs grognements, leurs gémissements et leurs murmures, il lui vint enfin à l’esprit qu’il y avait six lampes à globes pendues dans l’entrepont, et que les coolies ne se trouveraient pas beaucoup plus mal pour être privés de l’une d’elles.
Le Nan-Shan avait une soute à charbon transversale, qui communiquait avec l’entrepont d’avant par une porte de fer ; on utilisait parfois cette soute comme cale à marchandises. Elle était vide en ce moment ; le trou d’homme qui y donnait accès se trouvait le premier dans la coursive. Le maître d’équipage pouvait donc s’y introduire sans se hasarder sur le pont ; à sa grande surprise il ne put décider aucun des hommes à lui aider, pour enlever le capot du trou d’homme ; il essaya donc seul, à tâtons.
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