L’un des matelots, couché dans le chemin, refusait même de bouger.
« Mais puisque c’est pour vous ! C’est pour vous quérir cette sacrée lampe !
Il avait presque l’air d’implorer.
Quelqu’un cria : « Fous-nous la paix et qu’on ne te voie plus ! » Il eût voulu reconnaître la voix ; même, s’il avait fait assez clair, il aurait envoyé dinguer dans la mer cette sacrée gueule de marmiton, comme il disait ; flotte ou fonce. Pourtant il s’entêtait à leur montrer qu’il pourrait se procurer une lampe, quand il devrait y crever. La violence du roulis rendait tout mouvement dangereux. Rester couché semblait déjà très difficile. Il fallait d’abord se casser les reins en se laissant choir dans la soute. Il y arriva sur le dos et fut ballotté quelque temps dans un parfait état d’impuissance en compagnie d’une lourde barre de fer – la lance d’un soutier probablement – abandonnée là on ne savait par qui. Ce dangereux objet le rendait aussi nerveux que l’eût fait une bête féroce ; il ne pouvait la voir, l’intérieur de la soute, revêtu de poussière de charbon, étant impénétrablement noir ; mais il l’entendait glisser bruyamment, frappant de droite et de gauche et toujours dans le voisinage de la tête ; cela faisait un tintamarre extraordinaire ; cela donnait de grands coups sourds comme si cette barre de métal eût été aussi grosse qu’une traverse de pont. Il faisait ces remarques, tout en culbutant de tribord à bâbord et de bâbord à tribord, et il s’arrachait les ongles à griffer désespérément les murs lisses de la soute pour essayer de s’arrêter. La porte qui donnait dans l’entrepont n’étant pas très bien ajustée, il distingua dans le bas un filet de lumière.
En bon marin qu’il était, et dans la force de l’âge encore, il parvint toutefois assez vite à se remettre sur pied ; et, par une heureuse chance, en se relevant, il mit la main sur la barre de fer, qu’il ramassa ; il aurait craint, sinon, que la chose ne lui cassât les jambes ou tout au moins ne le fit reculbuter. Tout d’abord il resta tranquille ; il se sentait mal en sûreté dans ces ténèbres qui semblaient rendre les mouvements du navire anormaux, imprévus et difficiles à déjouer. Pendant un instant, il se sentit si fort secoué qu’il n’osa bouger de peur d’« être descendu de nouveau ». Il n’avait aucune envie de se faire écharper dans cette soute.
Deux fois déjà il s’était cogné la tête et demeurait quelque peu étourdi. Il lui semblait entendre encore le bruit métallique et sourd que faisait la lance de fer en voltigeant autour de ses oreilles et cela si distinctement qu’il devait la serrer plus fort pour se prouver qu’il la tenait bien là, sous bonne garde, dans sa main.
Il s’étonna de la netteté avec laquelle on pouvait entendre, là en bas, les ululements de la rafale ; dans l’espace vide de la soute, les bruits du vent semblaient presque des cris humains, moins immenses, mais infiniment poignants, comme exprimant la rage et la douleur humaines. Et à chaque coup de roulis on entendait également des coups sourds profonds et pesants comme si une masse du poids de cinq tonnes eût eu du jeu dans la cale ; il n’y avait cependant dans la cargaison rien de semblable ; ou sur le pont alors ? Impossible. Ou bien le long du bord ? Cela ne se pouvait.
Il pensa tout ceci vivement, clairement, avec compétence, en marin, et resta perplexe. Ce bruit pourtant arrivait à lui assourdi, de l’extérieur, en même temps que celui des trombes d’eau s’abattant sur le pont au-dessus de sa tête. Était-ce le vent ? Probablement. Cela faisait là en bas un vacarme comparable aux clameurs d’une bande de forcenés. Alors, il découvrit, en lui-même aussi, le désir d’avoir une lumière – ne fût-ce que pour se voir sombrer – et un grand besoin nerveux de sortir de cette soute le plus vite possible.
Il tira le verrou : la pesante plaque de fer tourna sur ses gonds ; et ce fut comme s’il eût ouvert la porte à tous les bruits de la tempête. Une bouffée de hurlements rauques vint à lui : l’air était calme pourtant ; mais l’afflux précipité des eaux au-dessus de sa tête était couvert par un concert de cris étranglés et gutturaux qui produisait un effet de confusion désespérée. Il écarta les jambes de toute la largeur du seuil de la porte et tendit le cou. Tout d’abord il n’aperçut que ce qu’il était venu chercher : six petites flammes jaunes se balançant violemment dans la pénombre d’un grand espace vide.
L’entrepont était étayé comme une galerie de mine, avec une rangée d’épontilles au milieu, surmonté d’entretoises qui se perdaient dans la pénombre – indéfiniment, semblait-il. À bâbord, une masse volumineuse au profil oblique apparaissait indistincte ; on eût dit une cavité creusée dans la paroi. Tout cela, ombres et silhouettes, remuait sans cesse. Le maître d’équipage écarquilla les yeux : le navire à ce moment pencha sur tribord et un grand rugissement sortit de cette masse qui avait l’inclinaison d’un éboulement de terrain.
Des morceaux de bois volèrent en sifflant. « Des planches », pensa-t-il avec stupeur, en rejetant brusquement la tête en arrière. Un homme étendu sur le dos, les yeux grands ouverts, glissa à ses pieds, tendant ses bras levés vers le vide ; un autre bondit comme une pierre qui se détache, la tête entre les jambes et les poings serrés ; sa natte fouetta l’air, il essaya d’empoigner les jambes du maître d’équipage en laissant échapper de sa main un brillant disque blanc qui vint rouler aux pieds du marin ; avec un cri de stupeur celui-ci reconnut un dollar d’argent. Le monticule grouillant des corps empilés à bâbord se détacha de la paroi avec un bruit de pas précipités, un clapotement de pieds nus et force cris gutturaux, glissa puis alla se plaquer inerte et révolté contre la paroi du tribord dans un choc mat et brutal. Les cris cessèrent. Le maître d’équipage perçut une longue plainte parmi les abois du vent et les sifflements.
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