Il vit une inextricable confusion : têtes, épaules, pieds nus ruant en l’air, poings levés, dos culbutés, jambes, nattes et visages.
« Bon Dieu ! » cria-t-il horrifié. Et il claqua la porte sur cette abominable vision.
Et c’est pour raconter cela qu’il était venu sur le pont. Il ne pouvait le garder pour lui ; or, il n’y a vraiment qu’un seul homme à bord à qui il vaille la peine de se confier. Lorsque le maître d’équipage repassa par la coursive, les hommes pestèrent contre lui et le traitèrent d’imbécile. Pourquoi n’avait-il pas rapporté cette lampe ? Qui diable se souciait des coolies ?
Dès qu’il fut de nouveau dehors, la situation précaire où se trouvait réduit le navire était telle que ce qui se passait à l’intérieur lui parut bien peu important.
Sa première pensée fut qu’il venait de quitter la coursive au moment même où le Nan-Shan coulait. Les échelles de la passerelle avaient été emportées, mais une énorme lame qui emplit le pont arrière le souleva jusque-là. Après quoi, il dut rester quelque temps à plat ventre, accroché à une boucle, reprenant haleine de temps à autre et avalant de l’eau salée. Puis il avança péniblement sur les genoux et les mains, trop effrayé et affolé pour songer à s’en retourner ; il atteignit ainsi la partie arrière de la timonerie. Il trouva dans cet endroit comparativement abrité le lieutenant accroupi comme un malveillant petit animal sous une haie. Le maître d’équipage fut agréablement surpris – il avait craint que tous ceux du pont n’eussent été balayés depuis longtemps. Il demanda anxieusement où se trouvait le capitaine.
« Le capitaine ? par-dessus bord, après nous avoir entraînés dans ce gâchis. » Le second aussi, supposait-il. Un autre imbécile. Pas d’importance. Tout le monde allait bientôt les rejoindre.
Le maître d’équipage se traîna en dépit de l’opposition du vent ; non pas qu’il s’attendît beaucoup à trouver quelqu’un, raconta-t-il plus tard, mais simplement pour s’éloigner de « cet homme-là ». Il partit en rampant comme un proscrit qui affronte un monde inclément. D’où son immense joie en trouvant Jukes et le capitaine.
Mais, à ce moment, ce qui se passait dans l’entrepont était devenu pour lui d’une importance secondaire ; de plus, il était difficile de se faire entendre. Il s’arrangea pourtant de manière à transmettre la nouvelle que les Chinois étaient bousculés à la dérive, eux et leurs coffres, et qu’il était monté tout exprès pour faire ce rapport. L’équipage du moins était à l’abri. Puis, apaisé, il s’affaissa sur le pont dans une posture accroupie, étreignant de ses bras et de ses jambes le pilier du transmetteur d’ordres de la chambre des machines, un tube de fer aussi gros qu’un poteau. Quand ceci partirait, eh bien ! il ne lui resterait plus qu’à partir lui aussi. Et il cessa de penser aux coolies.
Le capitaine Mac Whirr avait fait comprendre à Jukes qu’il devait descendre là, en bas, – pour se rendre compte.
« Et qu’est-ce que j’y ferai, capitaine ? » Le tremblement de tout son corps mouillé fit vibrer la voix de Jukes comme un bêlement.
« Voyez d’abord… Maître d’équipage… dit : à la dérive.
– Maître d’équipage… un sacré imbécile », hurla Jukes de sa voix grelottante.
L’absurdité de ce qu’on exigeait de lui le révoltait. Il était aussi peu disposé à y aller que s’il avait eu la certitude que le bateau coulerait au moment où il quitterait le pont.
« Je dois savoir… ne peux pas quitter.
– Ils vont s’arranger, capitaine.
– Se battent… le maître d’équipage dit qu’ils se battent… Pourquoi ?… ne peux pas… laisser se battre… à bord… beaucoup mieux vous garder ici… cas… je serais… emporté par-dessus bord moi aussi… arrêter ceci… façon quelconque… allez voir et dites-moi… par le porte-voix de la chambre des machines. Je ne veux pas… montiez ici… trop souvent… Dangereux… se promener… pont. »
Jukes, maintenu par la tête, dut écouter ces horribles représentations.
« Ne veux pas… vous soyez perdu, tant que… bateau ne l’est pas… Rout… bon mécanicien… bateau… peut sortir de là… sauf. »
Et soudain Jukes comprit qu’il lui faudrait tout de même y aller.
« Vous croyez qu’il peut en sortir ? » cria-t-il.
Le vent dévora la réponse dont Jukes n’entendit qu’un seul mot prononcé avec une extrême énergie :
« … Toujours… »
Le capitaine Mac Whirr lâcha Jukes et se penchant vers le maître d’équipage, hurla :
« Raccompagnez le second. »
Jukes ne savait qu’une chose : le bras du capitaine avait abandonné son épaule. Il était congédié avec des instructions – pour faire quoi ? Il était si exaspéré qu’il lâcha son soutien sans y prendre garde ; il fut immédiatement emporté. Cette fois rien ne l’empêcherait de passer par-dessus l’arrière. Il se jeta vivement à plat ventre et le maître d’équipage qui le suivait tomba sur lui.
« N’allez pas vous relever, monsieur, cria le maître d’équipage : on a le temps ! » Une lame les recouvrit. Jukes entendit le maître d’équipage bredouiller que les échelles de la passerelle avaient été enlevées. – « Je vais vous faire descendre par les mains ! » cria-t-il.
Il vociféra aussi quelque chose à propos de la cheminée qui avait plus de chance d’être emportée par-dessus bord que de rester en place. Jukes pensa qu’il n’en pouvait mais, et imagina les feux éteints, le navire impuissant… À côté de lui, le maître d’équipage continuait à hurler.
« Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? » cria désespérément Jukes ; et l’autre répéta :
« Qu’est-ce qu’elle dirait, ma bourgeoise, si elle me voyait en ce moment ? »
Dans la coursive une grande quantité d’eau avait déjà pénétré et clapotait dans l’obscurité. Les hommes restaient muets comme des morts ; mais Jukes trébuchant contre l’un d’eux se mit à l’injurier sauvagement pour s’être trouvé dans le chemin.
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