Mais quelquefois tout de même il m’exaspère. Naturellement on ne voudrait rien faire qui le froisse, et même pour le bon motif. Mais rien ne le froisse. On lui ferait un pied de nez qu’il demanderait innocemment et gravement : « Qu’est-ce qui vous prend ? » Il s’étonne comme un enfant. Un jour, il m’a dit du ton le plus naturel qu’il trouvait par trop difficile de découvrir ce qui agitait les hommes d’une manière si bizarre. Mais, en vérité, il est trop épais pour s’en tourmenter. »
Ainsi parlait Jukes à son ami que retenaient les mers occidentales, sous la dictée de son cœur et donnant libre cours à sa fantaisie.
Il exprimait ce qu’il pensait en toute franchise : ça ne valait pas la peine de chercher à émouvoir un homme pareil.
Si le monde eût été peuplé de Mac Whirr, la vie fût sans doute apparue à Jukes comme une affaire insipide et de médiocre profit. Il n’était pas seul de cette opinion. On eût dit que la mer elle-même, épousant la cordiale indulgence de Jukes, jugeait inutile de se jamais mettre en frais pour secouer de sa torpeur cet homme taciturne qui rarement levait les yeux sur elle. Il se promenait innocemment sur les eaux dans le seul but bien apparent de subvenir à la nourriture, aux vêtements et au loyer des trois siens qu’il avait laissés à terre. Des sales temps, il en avait connu, parbleu ! Il avait été saucé, secoué, fatigué comme de juste ; mais tout cela dont on souffrait le jour même était oublié le jour suivant. Si bien qu’à tout prendre, il avait raison, dans les lettres à sa femme, de parler toujours du beau temps.
Mais la force inquiète des flots, mais leur courroux impondérable, le courroux qui passe et retombe et qui n’est jamais apaisé, le courroux et l’emportement passionné de la mer, voilà ce qu’il ne lui avait jamais été donné d’entrevoir. Il savait que cela existe, comme nous savons que le crime et les abominations existent. Il avait entendu parler de cela, comme le paisible citoyen d’une grande ville peut avoir entendu parler de batailles, de famines, d’inondations, sans se représenter aucunement ce que ces mots signifient, encore qu’il ait été mêlé peut-être dans la rue à quelque bagarre, qu’un jour il ait été forcé de se passer de dîner ou trempé jusqu’aux os dans une averse.
Le capitaine Mac Whirr avait parcouru la surface des océans, comme certaines gens glissent toute leur vie durant à la surface de l’existence, qui se coucheront enfin tranquillement et décemment dans la tombe, – qui n’auront rien connu de la vie, qui n’auront jamais eu l’occasion de rien connaître de ses perfidies, de ses violences, de ses terreurs.
Sur terre et sur mer, il existe de ces gens ainsi favorisés – ou ainsi dédaignés par le destin et par la mer.
II
En observant la baisse persistante du baromètre, le capitaine Mac Whirr pensa donc : « Il doit faire quelque part un sale temps peu ordinaire. » Oui, c’est exactement ce qu’il pensa. Il avait l’expérience des sales temps moyens – le terme sale appliqué au temps n’impliquant qu’un malaise modéré pour le marin.
Une autorité incontestable lui eût-elle annoncé que la fin du monde sera due à un trouble catastrophique de l’atmosphère, il aurait assimilé cette information à la simple idée de « sale temps » et pas à une autre, parce qu’il n’avait aucune expérience des cataclysmes, et que la foi n’implique pas nécessairement la compréhension.
La sagesse de son pays avait décrété, au moyen d’un acte de Parlement, qu’avant d’être jugé digne d’assumer la charge d’un navire on devait avoir été reconnu capable de répondre à quelques simples questions au sujet des orages circulaires tels qu’ouragans, cyclones et typhons ; il faut croire que Mac Whirr avait répondu passablement puisqu’il commandait maintenant le Nan-Shan dans les mers de Chine pendant la saison des typhons. Mais il y avait longtemps de cela et Mac Whirr ne se rappelait plus rien de tout cela aujourd’hui.
Il était cependant conscient du malaise que lui causait cette chaleur moite. Il sortit sur la passerelle mais n’y trouva aucun soulagement à sa gêne. L’air semblait épais. Mac Whirr haletait comme un poisson hors de l’eau, et finit par se croire sérieusement indisposé. La surface circulaire de la mer avait le lustre ondoyant d’une étoffe de soie grise au travers de laquelle le Nan-Shan traçait un sillon fugitif. Le soleil, pâle et sans rayons, répandait une chaleur de plomb dans une lumière bizarrement diffuse. Les Chinois s’étaient couchés tout de leur long sur le pont. Leurs visages jaunes, pincés et anémiques, ressemblaient à des figures de bilieux. Deux d’entre eux furent spécialement remarqués par le capitaine Mac Whirr ; étendus sur le dos en dessous de la passerelle, ils semblaient morts dès qu’ils avaient les yeux fermés. Trois autres, par contre, se querellaient âprement, là-bas, à l’avant ; un grand individu, à demi nu, aux épaules herculéennes, était indolemment penché sur un treuil tandis qu’un autre, assis par terre, les genoux relevés et la tête penchée de côté dans une attitude de petite fille, tressait sa natte ; les mouvements de ses doigts étaient lents et toute sa personne respirait une extraordinaire langueur. La fumée luttait péniblement pour sortir de la cheminée, et, au lieu de flotter au loin, elle s’étendait comme un nuage d’enfer qui empestait le soufre et faisait pleuvoir de la suie sur les ponts.
« Que diable faites-vous là, monsieur Jukes ? » demanda le capitaine Mac Whirr.
Bien que marmottée plutôt que prononcée, cette apostrophe insolite fit sursauter M. Jukes comme un coup de stylet sous la cinquième côte. Une glène de filin à ses pieds, un morceau de toile sur les genoux, il poussait vigoureusement son carrelet, installé sur un tabouret bas qu’il s’était fait monter sur la passerelle. Il leva les yeux et la surprise donna à son regard une expression de candeur et d’innocence.
« Je ralingue quelques sacs de ce nouveau lot dont nous nous sommes servis pour le charbonnage, riposta-t-il sans aigreur. Nous en aurons besoin la prochaine fois que nous ferons du charbon, capitaine.
– Que sont donc devenus les anciens sacs ?
– Mais ils sont usés, capitaine. »
Le capitaine Mac Whirr considéra son second d’un air d’abord irrésolu, puis finit par déclarer sa cynique et sombre conviction que plus de la moitié de ces sacs avait dû passer par-dessus bord. « Si l’on pouvait seulement savoir la vérité ! » disait-il. Puis il se retira à l’autre extrémité de la passerelle.
Jukes, exaspéré par cette sortie immotivée, cassa son aiguille au second point, laissa tomber son travail et se leva, en grommelant des imprécations contre cette maudite chaleur.
L’hélice peinait ; les trois Chinois, à l’avant, avaient tout à coup cessé de se chamailler, et celui qui d’abord tressait sa natte, à présent laissait son regard morne glisser par-dessus ses genoux qu’il étreignait.
Le soleil blafard jetait des ombres faibles et comme maladives.
1 comment