La houle s’accentuait, se précipitait incessamment et le navire piquait de lourdes embardées dans les creux profonds et mous de la mer. Jukes chancela :
« Je voudrais savoir d’où vient cette fichue houle, dit-il tout haut en retrouvant son équilibre.
– Nord-est, grogna le positif Mac Whirr, du bord de la passerelle où il se trouvait, il doit faire là-bas quelque sale temps peu ordinaire. Allez regarder le baromètre. »
Quand Jukes sortit de la chambre de veille, l’expression de son visage était soucieuse. Il se cramponna aux rambardes de la passerelle et regarda le large fixement.
Dans la chambre des machines la température s’était élevée à 117°F[3]. Des voix irritées montaient à travers la claire-voie et le caillebotis de la chaufferie ; des clameurs rudes et aigres, mêlées à des raclements et à des grincements métalliques courroucés, comme si des hommes aux membres de fer et aux gorges de bronze se fussent querellés dans les soutes.
Le second mécanicien venait d’entrer en conflit avec les chauffeurs qui avaient laissé tomber la pression. Cet homme aux bras de forgeron était généralement redouté ; mais, cet après-midi, les chauffeurs ripostaient avec audace et claquaient les portes du foyer avec toute la furie du désespoir. Le bruit cessa tout à coup et le second mécanicien apparut, surgissant de la chaufferie ; il était barbouillé de noir, pareil à un ramoneur et trempé comme s’il venait de sortir d’un puits. Sa tête n’eut pas plus tôt émergé du capot qu’il se mit à tempêter contre Jukes, à qui il reprochait de n’avoir pas fait orienter convenablement les manches à air de la chaufferie. Pour toute réponse Jukes fit, de la main, un geste de protestation conciliante et résignée. « Pas de vent ; qu’est-ce que j’y puis ? Regardez vous-même. »
Mais l’autre ne voulait pas entendre raison. Ses dents luisaient hargneusement dans sa figure noircie. Il saurait bien se charger de cogner, là en bas. Mais que le diable l’emporte ! ces matelots d’enfer s’imaginaient-ils qu’on pouvait garder la pression dans ces damnées chambres de chauffe simplement en cognant des gueules ? Non, par saint Georges. On avait tout de même besoin de recevoir aussi un peu d’air. Qu’il soit à tout jamais pris pour un maudit matelot de pont, s’il mentait. Jusqu’au chef qui se démenait devant le manomètre et faisait un raffut de tous les diables dans la chambre des machines, depuis midi. Et Jukes, lui, piqué à son poste sur le pont, à quoi servait-il s’il n’était pas seulement capable d’envoyer un de ces bouffis de propres à rien de matelots de pont pour orienter les manches à air ?
Les relations entre la « chambre des machines » et le « pont » du Nan-Shan étaient, comme on le sait, quasi fraternelles ; aussi Jukes, se penchant sur la rambarde, pria-t-il l’autre, d’un ton contenu, de ne pas faire l’imbécile : le patron était de l’autre côté de la passerelle. Mais le second tout mutiné déclara qu’il se fichait complètement de qui était de l’autre côté de la passerelle. Jukes, perdant alors brusquement son calme altier, invita le second, en termes brutaux et emportés, à monter arranger ces sales appareils à sa guise et à s’envoyer lui-même tout le vent qu’un âne de sa sorte pourrait trouver. Le second se jeta sur le ventilateur de bâbord comme on se précipite au combat ; on eût dit qu’il voulait l’arracher, l’envoyer tout entier par-dessus bord ; mais tous ces efforts ne parvinrent qu’à faire pivoter la bonnette de quelques degrés ; après quoi, tout exténué par l’énorme dépense de forces, il s’appuya au dos de la timonerie et regarda Jukes venir à lui :
« Seigneur ! » fit-il d’une voix faible. Il leva les yeux vers le ciel puis abaissa son regard vitreux sur l’horizon basculé qui, soulevé jusqu’à former un angle de quarante degrés, se maintint là-haut quelque temps, au sommet d’un grand plan incliné tout lisse, puis se remit en place mollement.
« Ouf ! Seigneur ! Qu’est-ce qui se passe donc là-haut ? »
Jukes, qui, pour l’équilibre, écartait en compas sa paire de longues jambes, prit un air de supériorité.
« Cette fois-ci, nous n’y couperons pas, dit-il. Le baromètre dégringole comme je ne sais quoi, Harry. Et vous qui essayez de faire une bête de scène. »
Le mot de « baromètre » sembla raviver la folle animosité du second mécanicien. Rassemblant de nouveau toute son énergie, il pria Jukes, d’une voix sourde et hargneuse, de se renfoncer ce sale instrument dans la gorge. Qu’est-ce qui s’en souciait de son baromètre de malheur ? C’était la vapeur ; la pression de la vapeur qui baissait. Entre les chauffeurs qui se défilaient et un chef qui devenait gâteux, ce n’était plus une vie possible. Tout pouvait bien sauter, après tout ; il s’en fichait comme du juron d’un étameur.
On eût cru qu’il allait pleurer, mais ayant repris son souffle il continua, dans un obscur grognement : « Je vais les faire se barrer, moi. » Et il s’éloigna précipitamment. Un instant encore il s’arrêta sur le sommet de l’échelle et tendit le poing vers le ciel d’où tombait une extraordinaire ombre, puis, avec une imprécation, il s’engouffra dans le trou noir.
Quand Jukes se retourna, ses yeux tombèrent sur le dos voûté et les larges oreilles cramoisies du capitaine qui avait traversé la passerelle.
« C’est un homme très violent, ce second mécanicien, dit Mac Whirr sans regarder Jukes.
– Un fameux second, en tout cas, grommela Jukes. Ils ne peuvent pas maintenir la pression », ajouta-t-il rapidement, se précipitant pour agripper la rambarde en vue du prochain coup de roulis.
Le capitaine Mac Whirr, qui n’y était pas préparé, piqua un petit trot, puis, d’une saccade, se remit d’aplomb près d’un support de tente.
« Un homme grossier, reprit-il. Si cela continue, je serai obligé de m’en débarrasser à la première occasion.
– C’est la chaleur, dit Jukes.
1 comment