Le temps est terrible ; à faire jurer un saint. Même ici, en haut, on se sent la tête comme enveloppée dans une couverture de laine. » Le capitaine Mac Whirr leva les yeux.

 

« Voulez-vous dire que vous n’avez jamais eu la tête enveloppée dans une couverture de laine, monsieur Jukes ? Pourquoi donc était-ce ?

 

– C’est une façon de parler, capitaine, dit Jukes platement.

 

– Comme vous y allez, vous autres ! Et qu’est-ce que c’est aussi que ces saints qui jurent ? Je voudrais bien que vous ne parliez pas si étourdiment. Quel genre de saint cela pourrait-il être, qui jurerait ? Pas plus un saint que vous, j’imagine. Et qu’est-ce qu’une couverture de laine vient faire au milieu de tout ça ? Ou bien le temps… Ce n’est pas la chaleur qui me fait jurer, hein ? C’est la mauvaise humeur et rien d’autre. À quoi cela sert-il que vous parliez comme ça ? »

 

Ainsi protestait le capitaine Mac Whirr contre l’emploi des figures dans le discours ; il acheva d’électriser Jukes par un grognement méprisant suivi de paroles de violence et de ressentiment.

 

« Dieu me damne ! je le chasserai du navire s’il ne prend pas garde. »

 

Et Jukes, incorrigible, pensa : « Bonté divine ! on m’a changé mon vieux. C’est de la colère, s’il vous plaît ; la faute en est au temps, parbleu ! et à quoi d’autre ? Un ange deviendrait grincheux – pour ne plus parler du saint. »

 

Tous les Chinois sur le pont semblaient prêts à pousser le dernier soupir.

 

En se couchant, le soleil au diamètre rétréci n’avait plus qu’un restant d’éclat roussâtre et sans rayonnement, comme si des millions de siècles écoulés depuis le matin eussent épuisé sa réserve de vie. Un épais bandeau de nuages apparut du côté du nord ; sa teinte olivâtre était sinistre ; cela gisait tout au ras de la mer ; le navire en continuant de s’avancer allait sûrement buter contre. Le Nan-Shan avançait pesamment comme une bête épuisée qu’on pousse à la mort. Les lueurs cuivrées du crépuscule s’éteignirent lentement, et l’obscurité fit éclore au zénith un essaim de larges étoiles tremblotantes, vacillantes comme si on leur eût soufflé dessus et qui semblaient toutes proches.

 

À 8 heures, Jukes entra dans la chambre de veille pour mettre au pair le journal de bord. Il copia proprement, d’après les indications du brouillon, le nombre de milles, la route du navire et dans la colonne du « vent » fit courir le mot « calme » du haut en bas de la page, depuis midi jusqu’à 8 heures.

 

Il était exaspéré par le roulis monotone et obstiné du navire. Le pesant encrier fuyait, éludait la plume ; on eût dit qu’une perverse humeur l’animait. Dans le grand espace au-dessous de la rubrique « remarques », Jukes écrivit : « Chaleur suffocante », puis ayant mis entre ses dents l’extrémité du porte-plume, à la manière d’une pipe, il s’épongea la face soigneusement.

 

« Forte houle de travers. Le navire fatigue », écrivit-il encore. « Fatigue n’est pas tout à fait le mot qui convient », se dit-il à lui-même. Puis de nouveau, sur le journal du bord : « Couchant menaçant avec une basse bande de nuages au N.-E… Ciel clair au-dessus de nous. »

 

Il leva la plume et, les coudes étalés sur la table, jeta un coup d’œil au-dehors. Dans ce cadre que formaient les montants en bois de teck de la porte ouverte, il vit un peloton d’étoiles hésiter, prendre élan, puis s’essorer vers le haut du ciel noir ; et il ne resta plus à leur place qu’une obscurité martelée de lueurs blanches ; la mer était noire autant que le ciel, et au loin pommelée d’écume. Puis, le coup de roulis qui avait enlevé les étoiles les ramena avec l’oscillation en retour, précipitant leur troupeau vers la mer ; et chacune d’elles élargie, on eût dit un petit disque luisant d’un éclat moite et clair.

 

Jukes observa pendant un instant les larges étoiles fuyantes, puis il écrivit : « 8 heures du soir. La houle augmente. Le navire peine et embarque. Enfermé les coolies pour la nuit. Le baromètre descend toujours. »

 

Il s’arrêta et pensa : « Peut-être, après tout, cela ne donnera-t-il rien. » Puis, à la suite de ses observations il conclut résolument : « Toutes les apparences de l’approche du typhon ».

 

En sortant, il dut s’effacer pour laisser passer le capitaine Mac Whirr ; celui-ci franchit le seuil de la porte sans dire un mot, ni faire un signe.

 

« Fermez la porte, monsieur Jukes, voulez-vous ? » cria-t-il de l’intérieur. Jukes se retourna pour la pousser, murmurant ironiquement : « Peur de prendre froid, je suppose. »

 

C’était son tour de quart en bas ; il aspirait à communiquer avec ses semblables ; aussi dit-il allégrement, en passant, au premier lieutenant :

 

« Après tout, cela n’a pas l’air si mauvais que ça, hein ? »

 

Le premier lieutenant arpentait la passerelle, tantôt dégringolant à petits pas, tantôt gravissant péniblement la pente instable du pont. Au son de la voix de Jukes il s’arrêta net, le regard fixé à l’avant mais ne répondit pas.

 

« Holà ! En voilà une sérieuse ! » dit Jukes qui, pour bien accueillir la lame, prit du ballant jusqu’à toucher le plancher d’une main. Cette fois le premier lieutenant émit du fond de la gorge un bruit de nature peu cordiale.

 

C’était un petit homme vieillot et minable, aux dents gâtées, à la face glabre. On l’avait embarqué en hâte à Chang-Haï le jour même de l’accident qui avait privé le Nan-Shan du premier lieutenant amené d’Angleterre et retardé de trois heures le départ du navire. Ce malheureux avait trouvé le moyen (d’une façon que le capitaine ne put jamais s’expliquer) de tomber dans un chaland à charbon vide rangé le long du bord, de sorte qu’on avait dû l’envoyer à l’hôpital avec un ou deux membres brisés et une lésion cérébrale.

 

Jukes ne fut pas découragé par le grognement hargneux du nouveau premier.

 

« Les Chinois doivent s’en payer là en bas, dit-il ; c’est heureux pour eux que le rafiot ait le roulis le plus doux de tous les navires sur lesquels j’aie jamais navigué. Attention ! Celle-là n’est déjà pas si mauvaise !

 

– Attendez seulement », répondit hargneusement le lieutenant.

 

Avec son nez coupant, rouge à l’extrémité, avec ses lèvres minces et pincées, il avait toujours l’air de rager intérieurement et sa façon de parler, à force de concision, frisait l’insolence. Quand il n’était pas de service il passait tout son temps dans sa chambre, la porte close ; il se tenait là si tranquille qu’on eût pu croire qu’il s’y endormait aussitôt entré. Mais l’homme chargé de le réveiller pour le quart le trouvait invariablement les yeux grands ouverts, étendu tout de son long sur sa couchette, la tête enfouie dans un oreiller sale, d’où il braquait ses regards irrités. Il n’écrivait jamais de lettres, ne paraissait attendre de nouvelles de nulle part ; une fois on l’avait entendu parler de Hartlepool, mais avec une extrême amertume et uniquement à propos des prix exorbitants d’une pension de famille où il avait vécu quelque temps.

 

C’était un de ces hommes comme on en ramasse dans tous les ports du monde à l’heure du besoin, qui ne manquent pas de compétence, mais sont désespérément à court d’argent ; leur aspect ne témoigne d’aucun vice sans doute, mais bien de la faillite irrémédiable de leur vie.