Je ne pouvais toujours pas en croire mes yeux à l’instant où je mettais un pied dans la barque.

« J’ai ramé lentement le long de la rive. Un nuage noir planait au-dessus des îles du Salut. J’entendais des coups de feu, des cris. Une autre chasse avait commencé : la chasse aux détenus. Les avirons étaient trop longs pour ramer confortablement. Je les manœuvrais avec difficulté même si la barque elle-même était légère. Mais quand j’ai atteint l’autre côté de l’île, la bourrasque se transforma en tempête. J’étais incapable de faire front à cela. J’ai laissé la barque dériver jusqu’à la côte et je l’ai amarrée.

« Je connaissais l’endroit. Il y avait une vieille bicoque en ruine près de l’eau. Tapi à l’intérieur, j’ai entendu le bruit du vent au dehors ainsi que des trombes d’eau s’abattre sur des gens qui traversaient les buissons à toute vitesse. Ils ont débouché sur le rivage. Des soldats peut-être. Un éclair jeta sur toute chose près de moi un violent relief. Deux détenus !

« Aussitôt une voix s’est exclamée avec stupeur : “C’est un miracle !” C’était la voix de Simon, autrement dit Biscuit.

« Et une autre voix de grogner : “Quel miracle ?”

– Eh bien, là, il y a une barque !

– Tu es fou, Simon ! Mais si, tu as raison, il y en a une… Une barque.

« Ils semblaient muets de peur. L’autre homme était Mafile. Il s’est remis à parler avec prudence.

« “Elle est attachée. Il doit y avoir quelqu’un ici.”

« Je leur ai parlé depuis l’intérieur de la bicoque : “Je suis ici.”

« Alors, ils sont entrés et m’ont vite fait comprendre que la barque était à eux, pas à moi. “Nous, nous sommes deux, m’a dit Mafile, contre toi qui es tout seul.”

« Je suis sorti à l’air libre pour me tenir à distance d’eux, de peur de recevoir un coup traître sur la tête. J’aurais pu les abattre tous les deux sur place. Mais je n’ai rien dit. J’ai retenu le rire qui montait dans ma gorge. Je me suis fait très humble et les ai suppliés de me laisser partir avec eux. Ils se sont consultés à voix basse sur mon sort sans savoir que, avec le doigt sur la gâchette à l’intérieur de ma blouse, j’avais leur vie en mon pouvoir. Je les ai laissés en vie. Je voulais les faire ramer. Je leur ai exposé avec une humilité abjecte que je m’y connaissais pour diriger une barque, et que, en étant trois à ramer, nous pourrions nous reposer à tour de rôle. C’est ce qui a fini par les décider. Il était temps. Un peu plus et j’aurais explosé de rire tellement c’était drôle. »

À ce point de son récit, son excitation éclata.