Il sauta de l’établi et gesticula. Les grandes ombres de ses bras qui couraient comme des flèches sur le toit et les murs donnaient l’impression que le hangar était trop petit pour contenir son agitation.
« Je ne nie rien, s’écria-t-il. J’exultais, monsieur. Je goûtais une sorte de félicité. Mais je suis resté très calme. J’ai pris mes tours de rame toute la nuit. Nous avons fait route vers le large, avec l’espoir de croiser un navire. C’était un choix risqué. Je les avais pourtant persuadés de le faire. Quand le soleil s’est levé, l’immensité de l’eau était calme, et les îles du Salut n’apparaissaient plus que comme des taches noires depuis le sommet de chaque vague. J’étais alors à la barre. Mafile, qui ramait à l’avant, a lâché un juron et dit : “On doit se reposer.”
« Le moment de rire était enfin venu. J’ai donc ri de tout mon soûl, vous pouvez me croire. Je me tenais les côtes et me tordais sur mon siège ; ils avaient de telles têtes d’ahuris. “Qu’est-ce qui lui prend, à l’animal ?”, s’est écrié Mafile.
« Simon, qui était le plus près de moi, lui a dit par-dessus l’épaule : “Que le diable m’emporte s’il n’est pas devenu fou !”
« Alors, j’ai sorti le revolver. Ah, ah ! En un instant, vous pouvez imaginer, leur regard à tous deux s’est pétrifié. Ha, ha ! Ils avaient peur. Mais ils ramaient. Oh oui, ils ont ramé toute la journée, tantôt l’air féroce, tantôt à deux doigts de s’évanouir. Je n’en ai pas perdu une miette parce que je devais les garder à l’œil tout le temps, ou bien – crac ! – ils me seraient tombés dessus en une seconde. Je tenais une main posée sur mon genou avec le revolver prêt à tirer, et je barrais avec l’autre. Leur peau commençait à cloquer. Le ciel et la mer semblaient en feu autour de nous et la mer fumait au soleil. La barque faisait un grésillement en fendant l’eau. Par moments, Mafile avait de l’écume à la bouche et, à d’autres, il gémissait. Mais il ramait. Il n’osait pas s’arrêter. Ses yeux étaient complètement injectés de sang et il s’était mordu la lèvre inférieure jusqu’à la déchirer. Simon avait lui la voix aussi rauque qu’un corbeau.
« “Camarade…”, a-t-il commencé.
– Il n’y a pas de camarade ici. Je suis votre patron.
– Patron, alors, a-t-il dit, au nom de l’humanité, laissez-nous nous reposer.”
« J’ai accepté.
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