Après l’avoir observé pendant une minute environ, nous nous éloignâmes.
« Est-ce vraiment un anarchiste ? » demandai-je, une fois hors d’écoute.
« Je me fiche de ce qu’il est », répondit le représentant, plein d’humour, de la compagnie B. O. S. Co. « Je lui ai donné ce nom parce que cela m’arrangeait de l’étiqueter de la sorte. C’est bon pour la compagnie.
– Pour la compagnie ! m’exclamai-je, m’arrêtant net.
– Ah, ah ! » triompha-t-il, relevant sa tête de dogue sans poils et écartant ses longues jambes minces. « Ça vous surprend. Je suis tenu de faire de mon mieux pour ma compagnie. Ils ont des frais énormes. Pourquoi ? Notre agent à Horta me dit qu’ils dépensent cinquante mille livres chaque année en publicité à travers le monde ! On n’est jamais trop économe pour faire tourner la boutique. Bon, écoutez bien. Quand j’ai pris la direction d’ici, le domaine n’avait aucun canot à vapeur. J’en ai demandé un et j’ai continué à chaque courrier jusqu’à ce que je l’obtienne ; mais l’homme qu’ils ont envoyé avec le canot a lâché son boulot au bout de deux mois, le laissant amarré au ponton à Horta. Il avait obtenu une meilleure paie dans une scierie plus haut sur la rivière – qu’il aille au diable ! Et depuis, ça a toujours été la même chose. N’importe quel vagabond écossais ou yankee qui s’autoproclame mécanicien dans le coin prend dix-huit livres par mois et vous apprenez vite qu’il a filé après avoir cassé quelque chose à coup sûr. Je vous donne ma parole que certains phénomènes que j’ai eus comme mécaniciens n’étaient même pas capables de distinguer la chaudière de la cheminée. Mais ce garçon connaît son métier et je n’ai pas l’intention qu’il vide les lieux. Vous comprenez ? »
Et il me tapa légèrement sur le torse pour insister. Me désintéressant de ses manières bizarres, je voulus savoir ce que tout cela avait à voir avec le fait que l’homme fût un anarchiste.
« Allons ! dit, moqueur, le responsable. Si vous voyiez soudain un type pieds nus, hirsute, en train de rôder parmi les buissons du côté de l’île qui donne sur la mer et que, en même temps, vous remarquiez à moins de deux kilomètres de la plage une petite goélette pleine de nègres qui file en vitesse, vous ne penseriez pas que l’homme est tombé du ciel, non ? Et ça ne pouvait être que cela ou Cayenne. J’ai toute ma tête. Dès que j’ai repéré ce jeu étrange, je me suis dit : “un détenu échappé.” J’en étais aussi sûr que de vous voir debout ici en ce moment. Alors j’ai éperonné mon cheval et j’ai foncé droit sur lui. Il a tenu sa position pendant quelques instants, perché sur une butte de sable en criant : “Monsieur ! Monsieur ! Arrêtez !” Puis, au dernier moment, il a craqué et a pris ses jambes à son cou. “Je te materai avant d’en avoir fini avec toi”, que je me suis dit. Alors j’ai continué d’avancer sans le moindre mot, lui barrant la route un coup à droite, un coup à gauche. J’ai fait des cercles autour de lui jusqu’au rivage et, finalement, je l’ai acculé sur une langue de terre, les pieds dans l’eau, rien que la mer et le ciel derrière lui, avec mon cheval qui frappait le sable de sa patte et secouait la tête à un mètre de lui.
« Alors il s’est croisé les bras sur la poitrine et a sorti le menton d’une manière désespérée ; mais je n’allais pas être impressionné par la pose de ce mendiant.
« “Tu es un détenu en fuite”, que je lui dis.
« Quand il a entendu parler français, son menton est retombé et son visage a changé.
« “Je ne nie rien”, m’a-t-il dit, encore haletant, car je l’avais fait gambader assez intelligemment devant mon cheval. Je lui ai demandé ce qu’il faisait là. Il avait repris son souffle et il m’expliqua alors qu’il avait eu l’intention de rejoindre une ferme qui, d’après ce qu’il avait compris (des gens de la goélette, je suppose), était censée se trouver dans le voisinage. Là-dessus, j’ai ri tout haut et ça l’a troublé. Avait-il été trompé ? N’y avait-il pas la moindre ferme accessible à pied ?
« Je riais de plus en plus. Il était à pied et, bien sûr, le premier troupeau de bétail qu’il aurait croisé l’aurait réduit en charpie sous ses sabots.
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