Mais on ne peut pas toujours être ivre, – n’est-ce pas monsieur ? Quand j’étais sobre, j’avais peur de m’enfuir. Ils m’auraient égorgé comme un cochon. »

Il croisa les bras à nouveau et leva son menton pointu, affichant un sourire amer.

« Un jour, ils me dirent qu’il était temps de se mettre au travail. Cela consistait à cambrioler une banque. Après le coup, on jetterait une bombe pour démolir les lieux. Mon rôle de débutant serait de faire le guet dans une rue de derrière et de faire attention à un sac noir contenant la bombe jusqu’à ce qu’on en ait besoin. Après la réunion durant laquelle l’affaire avait été arrangée, un camarade de confiance ne m’a plus lâché d’un pouce. Je n’avais pas osé protester ; j’avais eu peur qu’on me supprime en douce dans cette salle de réunion ; et, tandis que l’on marchait ensemble, je me demandais s’il ne vaudrait pas mieux que je me jette subitement dans la Seine. Mais, pendant que je tournais et retournais cela dans ma tête, nous avions franchi le pont, et après je n’en eus plus l’opportunité. »

À la lumière de la chandelle finissante, avec ses traits anguleux, sa petite moustache bouffante, et son visage ovale, il semblait par moments d’une jeunesse fragile et joyeuse, puis apparaissait très vieux, décrépit, empli de douleur, serrant ses bras croisés sur sa poitrine.

Comme il restait silencieux, je me sentis tenu de demander :

« Bien ! Et comment cela s’est-il terminé ?

– Par la déportation à Cayenne », répondit-il.

Il semblait penser que quelqu’un avait dénoncé le complot. Alors qu’il faisait le guet dans la rue de derrière, le sac à la main, la police s’était jetée sur lui. « Ces imbéciles » l’avaient mis au sol sans remarquer ce qu’il avait à la main. Il se demandait comment la bombe avait pu ne pas exploser quand il était tombé. Mais elle n’avait pas explosé.

« J’ai essayé de raconter mon histoire à la cour, continua-t-il. Elle a amusé le président et, dans l’assistance, quelques idiots ont ri. »

J’exprimai l’espoir que quelques-uns de ses compagnons aient été pris eux aussi. Il frissonna légèrement avant de me dire qu’il y en avait deux – Simon, dit Biscuit, l’ajusteur âgé de la cinquantaine qui lui avait parlé dans la rue, et un type du nom de Mafile, un des sympathiques étrangers qui avaient applaudi à ses opinions et l’avaient consolé de ses chagrins humanitaires quand il s’était enivré au café.

« Oui, poursuivit-il en faisant un effort, j’ai bénéficié de leur compagnie là-bas, sur l’île Saint-Joseph, parmi quelques quatre-vingts ou quatre-vingt-dix autres détenus. Nous étions tous classés comme dangereux. »

L’île Saint-Joseph est la plus jolie des îles du Salut. Elle est rocheuse et verdoyante, avec des ravins peu profonds, des buissons, des fourrés, des bosquets de manguiers et beaucoup de palmiers duveteux. Six gardiens armés de revolvers et de carabines sont chargés de garder les détenus.

Une chaloupe à huit rames assure en journée la liaison entre cette île et l’île Royale où se trouve un poste militaire, empruntant un bras de mer large de quatre cents mètres environ. Elle fait le premier voyage à six heures du matin. À quatre heures de l’après-midi, son service se termine et elle est ensuite remontée jusqu’à un petit quai de l’île Royale, où une sentinelle veille sur elle ainsi que sur d’autres bateaux plus petits. De cet instant jusqu’au lendemain matin, l’île Saint-Joseph demeure coupée du reste du monde : ses gardiens patrouillent à tour de rôle sur le sentier qui va de la maison des gardiens aux baraquements des détenus, et une multitude de requins patrouillent dans les eaux alentour.

C’est dans ces circonstances que les détenus projetèrent une mutinerie. On n’avait jamais connu une telle chose auparavant dans l’histoire du pénitencier. Mais leur plan n’était pas sans quelque chance de succès. Les gardiens étaient censés être pris par surprise et assassinés durant la nuit. Leurs armes permettraient aux détenus d’abattre les gens dans la chaloupe quand elle accosterait le matin. Une fois la chaloupe en leur possession, ils étaient censés s’emparer d’autres bateaux et toute la bande devait s’enfuir en remontant la côte à la rame.

À la tombée de la nuit, les deux gardiens de service réunirent les détenus comme d’habitude. Puis ils procédèrent à l’inspection des baraquements pour vérifier que tout était en ordre. À la seconde où ils y entrèrent, ils furent assaillis et complètement étouffés sous le nombre des assaillants. L’obscurité vint rapidement. C’était la nouvelle lune, et un épais grain noir qui se formait au-dessus de la côte augmentait l’obscurité profonde de la nuit. Les détenus réunis au grand air délibéraient au sujet de la prochaine étape et discutaient entre eux à voix basse.

« Vous avez pris part à tout cela ?, demandai-je.

– Non.