Un cœur simple
COLLECTION
FOLIO CLASSIQUE
Gustave Flaubert
Un cœur simple
Préface d’Albert Thibaudet
Édition établie et annotée
par Samuel S. de Sacy
Gallimard
PRÉFACE
[…] Flaubert passe une vieillesse triste. Il habite maintenant une partie de l’année à Paris, où il a depuis longtemps un appartement. Il se retourne comme le malade, et ne se trouve bien que du côté où il n’est pas. « Ce que vous me dites (dans votre dernière lettre) de vos chères petites m’a remué jusqu’au fond de l’âme. Pourquoi n’ai-je pas cela ? J’étais né avec toutes les tendresses pourtant ! Mais on ne fait pas sa destinée, on la subit. J’ai été lâche dans ma jeunesse, j’ai eu peur de la vie. Tout se paie*1. » Et il est bien évident qu’il entre dans l’amour de l’art un élément de lâcheté, comme un poison dans la composition d’un remède. Faut-il jeter le remède à cause du poison ?
Mais cette contemplation triste d’une fin de vie, déserte d’êtres et peuplée seulement de souvenirs, ce flot amer de tendresses inemployées ou mortes, Flaubert saura encore les incorporer à une œuvre d’art. « Je ne pense plus qu’aux jours écoulés et aux gens qui ne peuvent revenir », dit-il en 1875. Et il écrit un jour à sa nièce : « Que sont devenus, où as-tu mis le châle et le chapeau de jardin de ma pauvre maman ? J’aime à les voir et à les toucher de temps à autre. Je n’ai pas assez de plaisir dans le monde pour me refuser ceux-là. » C’est à ce moment qu’avec des souvenirs de famille, songeant ainsi à des objets vides et à des visages morts, il écrit Un cœur simple, où il met en scène sa grand-tante et la servante Julie, mêlée ici à une servante de Trouville qui s’appelait Léonie, le perroquet authentique de Léonie. Flaubert, en y ressuscitant des jours écoulés, jette un filet sur sa vie antérieure, nous donne une ombre, une idée des mémoires qu’il n’a pas écrits, et de la couleur sous laquelle lui revenait le passé. Voici la maison de sa tante Albais (Mme Aubain), le petit pensionnat d’Honfleur où sa mère avait été élevée quelque temps, les deux fermes de sa mère près Pont-l’Évêque, Gustave et sa sœur Caroline, qui s’appellent ici Paul et Virginie. On songe à la Devinière de Rabelais, et on ferait le voyage, là aussi, Un cœur simple en main. Voici cet aspect d’automatisme que prennent dans le passé comme dans le rêve les figures anciennes après avoir joué la pauvre comédie de la vie. Voici, comme dans Madame Bovary, un peu de l’existence de Flaubert, transposée en phrases mesurées, comme un musicien transpose la sienne en le réseau des notes.
N’est-ce pas sur un rythme analogue à sa propre durée qu’il se figure et représente la vie de Félicité, qui perd l’une après l’autre toutes ses affections, va vers la solitude, devient sourde, ne vit plus qu’avec elle-même, ses souvenirs, l’image de ce perroquet ; un morceau d’existence qui s’ossifie, se fige, s’immobilise avant de se défaire ? Mais ce cœur simple a, sous cette simplicité, battu selon les grands rythmes de l’humanité, a été touché par l’amour, la religion, la mort.
C’est, dit-il, tout bonnement le récit d’une vie obscure, celle d’une pauvre fille de campagne, dévote mais mystique, dévouée sans exaltation et tendre comme du pain frais. Elle aime successivement un homme, les enfants de sa maîtresse, un neveu, un vieillard qu’elle soigne, puis son perroquet ; quand le perroquet est mort, elle le fait empailler, et en mourant à son tour elle confond le perroquet avec le Saint-Esprit. Cela n’est nullement ironique, comme vous le supposez, mais, au contraire, très sérieux et très triste. Je veux apitoyer, faire pleurer les âmes sensibles, en étant moi-même une. Hélas, oui ! l’autre samedi, à l’enterrement de George Sand, j’ai éclaté en sanglots, en embrassant la petite Aurore, puis en voyant le cercueil de ma vieille amie*2.
Un cœur simple, qui donne une telle impression de simplicité, d’aisance et d’émotion directe, fut écrit par Flaubert avec sa difficulté ordinaire, sept pages en trois semaines de travail ; il peinait sur les descriptions dont il raya une bonne partie. Pour mieux trouver la note juste, il avait un perroquet empaillé sur sa table. Aussi touchant et naïf, ce perroquet de la sainte littérature, dans le cabinet de travail du vieil écrivain que dans la chambre de Félicité !
Quand Un cœur simple parut, en 1877, Brunetière, qui venait d’entrer dans la Revue des Deux Mondes et qui épousait les vieilles histoires de la maison avec Flaubert, y écrivait : « On retrouvera donc, dans Un cœur simple, ce même accent d’irritation sourde contre la bêtise humaine et les vertus bourgeoises ; ce même et profond mépris du romancier pour ses personnages et pour l’homme ; cette même dérision, cette même rudesse et cette même brutalité comique dont les boutades soulèvent un rire plus triste que les larmes*3. » On ne saurait être plus aveuglé par le parti pris, et la comparaison de ces lignes avec les lettres de Flaubert quand il écrit son conte ne nous conduit pas à estimer ici la clairvoyance du critique. Un cœur simple marque au contraire un tournant, dans la littérature de Flaubert, vers plus d’amitié et de pitié humaines, tournant qui ne nous paraîtra pas inattendu chez le créateur de Mme Arnoux. Comme il avait écrit L’Éducation pour Sainte-Beuve, il écrit Un cœur simple pour George Sand, ainsi que leur correspondance en témoigne. Il y a là une uniformité paisible, une abondance intérieure, qui se rapprochent du style épique, celui d’Hermann et Dorothée, mettent sur les choses et les gens une note de bienveillance sereine. Même le pharmacien de Pont-l’Évêque, dont la corporation est en froid avec Flaubert, nous apparaît sous des couleurs sympathiques ; il a toujours été « bon pour le perroquet ». La vie de Félicité est une vie humaine, où tient tout l’essentiel de l’humanité, et qui ressemble, par ses désillusions, à celle de Flaubert, à celle, un peu, de tout homme. En fermant le livre, nous gardons l’impression que du point de vue de Sirius, comme disait Renan, l’existence d’un Flaubert et celle d’une Félicité se confondent à peu près dans la même image composite. Loulou le perroquet ne ressemble-t-il pas à ce rêve d’exotisme qui avait donné La Tentation de Saint Antoine et Salammbô, qui allait donner Hérodias ? […]
Un cœur simple c’est l’analyse de la réalité vraiment « simple », de l’une des gouttes d’eau dont est faite la mer d’une durée sociale et d’un passé historique. La vie d’un être individuel, dans l’humble sphère où existe Félicité, n’appartient pas à l’histoire, mais elle est à elle toute seule une histoire.
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