Les Quarante ? Ils ne voudraient pas de lui, ni lui d’eux : « [Hugo] me fait une scie continuelle avec l’Académie française. Mais pas si bête ! pas si bête ! » (2 avril 1877). En revanche il participe depuis 1862 aux « dîners Magny », qui préfigurent l’Académie Goncourt. Bien qu’il réussisse à ne jamais pontifier, il est un Personnage, il est un Maître, il est un Homme Arrivé : fin de carrière.

Et que de tombes se sont creusées autour de lui ! La véritable vieillesse n’est pas tellement une question d’âge ni d’artères ; elle apparaît lorsque disparaissent alentour les compagnons de route familiers, parents, amis, adversaires aussi. Au malheur le mauvais sort ne se lasse pas d’ajouter ses injures.

La guerre : le fils du chirurgien Achille Flaubert est devenu infirmier, puis – lui ! – lieutenant de la garde nationale, et, quelle humiliation, il lui a fallu voir les Prussiens occuper pesamment, près de Rouen, au bord de la Seine, la propriété de Croisset, lieu de ses retraites, lieu par excellence de son travail.

Et voilà qu’en 1875 périclitent les affaires de Commanville, mari de sa nièce Caroline : pour sauver le ménage de l’infamante faillite, il doit vendre des biens, faire appel à des amis ; terrible année ; de l’épreuve il sort ruiné (du moins comme on l’entendait dans son milieu de grande bourgeoisie, c’est-à-dire gêné et obligé de compter). Il se sent « comme un arbre en proie à la cognée… ».

Pour oublier un peu, pour se ressaisir, il se rend à Concarneau, en septembre 1875, auprès d’un ami. Et là, puisque écrire demeure pour lui la manière de communier avec le Flaubert profond au-delà des agressions du monde extérieur, il reprend sa plume. Toutefois il laisse de côté l’ébauche de Bouvard et Pécuchet, entreprise « trop difficile », dit-il : la cadence est brisée, et lui-même trop abattu pour la relancer, trop préoccupé pour assumer la continuité nécessaire de l’effort.

Il se donne un sujet limité, celui de la vieille légende de saint Julien l’Hospitalier : assez pour le désembourber, pas assez pour l’engager dans une aventure dont il se sait présentement incapable. La rédaction des Trois Contes occupera seize à dix-sept mois de sa vie.

Flaubert n’attend pas d’achever La Légende de saint Julien l’Hospitalier, à la mi-février 1876, pour déjà songer à ce qui va devenir Un cœur simple. Aussitôt libéré d’une tâche, il se met à la suivante, « de manière à avoir un petit volume à publier cet automne ». Vers le 15 mars : « Depuis trois jours je ne décolère pas : je ne peux mettre en train mon Histoire d’un cœur simple » (c’était le titre primitif). « J’ai travaillé hier pendant seize heures, aujourd’hui toute la journée, et, ce soir enfin, j’ai terminé la première page. » Il a donc – nous connaissons ses habitudes – mis son plan au point durant le mois qui précédait ; et cette bonne colère, c’est son assiette retrouvée. Au point que maintenant, et tandis qu’il poursuit son labeur, il rêve parallèlement d’Hérodias.

À la fin d’avril 1876 :

Mon Histoire d’un cœur simple avance très lentement. J’en ai écrit dix pages, pas plus ! Et pour avoir des documents j’ai fait un petit voyage à Pont-l’Évêque et à Honfleur ! Cette excursion m’a abreuvé de tristesse, car forcément j’y ai pris un bain de souvenirs. Suis-je vieux, mon Dieu ! Suis-je vieux ! Savez-vous ce que j’ai envie d’écrire après cela ? L’histoire de saint Jean-Baptiste. La vacherie d’Hérode pour Hérodias m’excite. Ce n’est encore qu’à l’état de rêve, mais j’ai bien envie de creuser cette idée-là. Si je m’y mets, cela me ferait trois contes, de quoi publier à l’automne un volume assez drôle.

Le 19 juin :

L’Histoire d’un cœur simple est tout bonnement le récit d’une vie obscure, celle d’une pauvre fille de campagne, dévote mais pas mystique, dévouée sans exaltation et tendre comme du pain frais. Elle aime successivement un homme, les enfants de sa maîtresse, un neveu, un vieillard qu’elle soigne, puis son perroquet ; quand le perroquet est mort, elle le fait empailler et, en mourant à son tour, elle confond le perroquet avec le Saint-Esprit. Cela n’est nullement ironique comme vous le supposez, mais au contraire très sérieux et très triste. Je veux apitoyer, faire pleurer les âmes sensibles, en étant une moi-même. […] si je continue, j’aurai ma place parmi les lumières de l’Église. Je serai une des colonnes du temple. Après saint Antoine, saint Julien ; et ensuite saint Jean-Baptiste. Je ne sors pas des saints. Pour celui-là je m’arrangerai de façon à ne pas « édifier ». L’histoire d’Hérodias, telle que je la comprends, n’a aucun rapport avec la religion. Ce qui me séduit là-dedans, c’est la mine officielle d’Hérode (qui est un vrai préfet) et la figure farouche d’Hérodias, une sorte de Cléopâtre et de Maintenon. La question des races dominait tout.

Travail forcené. Le 14 juillet : « Pour écrire une page et demie, je viens d’en surcharger de ratures douze ! M.