Adrienne, vous êtes coupable. Lily
devrait être au lit depuis longtemps. Et vous aussi, et Pold, et
moi-même, et tout le monde. Oui, tout le monde devrait dormir.
– Pardonnez-nous, mon ami. Vous savez que
ces veilles ne sont guère dans mes habitudes. Nous sommes restés
pour le cotillon chez les de Tiercœuil, dans l’espoir que notre
rentrée ici coïnciderait avec la vôtre. Sommes-nous si
coupables ?
Lawrence s’avança vers celle qui venait de
prononcer ces paroles et déposa un baiser dans ses cheveux.
– Bonne Adrienne… dit-il.
Cette femme avait peut-être quarante ans, mais
elle en accusait trente-cinq à peine, et on sentait qu’elle les
aurait longtemps encore, ces trente-cinq ans-là. On la prévoyait
d’une beauté durable.
C’était une brune aux yeux bleus, des yeux
d’une beauté rare et mystérieuse, des yeux qui attiraient, et qui
avaient certainement donné le vertige d’amour aux imprudents qui
les avaient trop regardés. On eût dit que les yeux bleus de la mère
avaient encore toute la pureté apparue dans les yeux bleus de sa
fille. Ils avaient la tristesse en plus. Oui, ces yeux admirables
étaient tristes et on les devinait tristes depuis des années et des
années, et l’on se disait que cette même tristesse, on l’avait déjà
vue dans d’autres yeux. Alors, on se tournait vers Lawrence et l’on
trouvait, on rencontrait la même expression vague et indéfinie de
regrets lointains pour des choses accomplies et disparues depuis
des époques reculées…
Pold enlevait le pardessus de son père, qui
parut dans le pourpoint noir d’Hamlet.
– Oh ! vous êtes beau ! dit
Lily.
Et elle pria tout de suite son père de leur
raconter sa soirée.
– Il y avait des amis ? Vous avez
rencontré quelqu’un de nos « connaissances »
là-bas ?
– Oui. J’ai rencontré un grand ami de
Pold.
– Ah ! bah ! fit Pold. Et qui
ça, sans indiscrétion ?
– M. Martinet.
– Tiens ! Il était là-bas ! Il
ne se refuse plus rien depuis qu’il a une belle-sœur qui…
– Pold ! interrompit Lawrence avec
un froncement de sourcils.
– Ah ! oui, j’allais commettre une
gaffe, dit-il en regardant sa sœur. Ah ! bien, les jeunes
filles pourraient aller se coucher tout de même.
Lily se leva :
– C’est ce que je fais, Pold.
Lawrence ajouta :
– Et Pold va te suivre. Allez vous
reposer, mes enfants. Quant à M. Martinet, je voudrais le
savoir moins l’ami de Pold. Ce n’est pas une fréquentation, ça,
Martinet. Où es-tu allé chercher Martinet ? Quel amour t’a
pris pour Martinet ?
– Ah ! vous savez que j’ai tapé des
clous avec lui…
– Oui, je sais tout cela. Mais tu n’as
pas envie de te faire tapissier : laisse donc cet homme
désormais tranquille dans sa rue du Sentier et cesse tes visites.
C’est entendu, n’est-ce pas ?
– Ah ! papa, c’est un si bon
zig ! Il est rigolo comme tout et pas méchant.
– Tu me promets de ne plus le revoir ou,
tout au moins, de ne plus le rechercher ?
Pold se gratta le sommet de la tête.
– Je vous le promets, fit-il.
Lily vint embrasser son père.
Les jeunes gens regagnèrent leurs chambres.
Lawrence et Adrienne restèrent seuls. Lawrence rapporta quelques
potins parisiens à sa femme, qui ne s’attarda pas.
Quelques minutes plus tard, Adrienne entrait
dans la chambre de Lily.
La jeune fille reposait déjà. Ses paupières
closes s’entr’ouvrirent au bruit que fit Adrienne.
– Que voulez-vous, mère ?
demanda-t-elle.
La mère ne répondit point. Elle s’assit proche
le lit virginal, en la chambre tendue de satinette blanche
qu’éclairait une fleur électrique, perdue parmi d’autres fleurs
artificielles jetées en couronne autour d’une psyché.
Lily répéta :
– Que veux-tu, mère ?
Et elle sembla se rendormir.
Adrienne considéra cette tête adorable roulée
dans la vague blonde des cheveux. Elle la souleva amoureusement de
l’oreiller de dentelles, et quand elle eut ainsi son enfant à elle,
elle dit :
– Est-il vrai que tu dors,
Lily ?
Lily enveloppa le cou d’Adrienne de ses bras
blancs.
– Je sais que je suis ta joie, mère, ton
bonheur, ton grand bonheur…
Elle fit un effort et ajouta :
– Et aussi ta consolation.
Adrienne regarda anxieusement Lily.
– Ma consolation ? Oh ! ma
chérie, tu crois donc que j’ai besoin d’être consolée ?
– Oui. Vous avez besoin que je sois là.
C’est moi qui vous fais sourire quelquefois. Sans moi, vous seriez
triste, triste, triste, et papa aussi serait triste, toujours.
– Dis-moi toute ta pensée, Lily…
– Ma mère, vous avez un chagrin immense
que je ne sais pas, mais que je voudrais savoir.
– Pourquoi ?
– Pour vous en guérir. Pardonnez-moi de
vous dire cela, mère, mais vous êtes malheureuse. Oh !
malheureuse !
– Une mère n’est point malheureuse, Lily,
quand elle a une fille comme toi.
– Et un mari comme papa, je le sais. Et,
cependant, vous êtes malheureuse.
– Qui t’a dit cela, Lily ?
– Personne. Je l’ai vu.
– Qu’as-tu vu, mon enfant ? C’est la
première fois que tu me tiens un pareil langage.
– J’ai vu que vous pleuriez souvent, et
que mon père essayait vainement de vous consoler.
– Je ne pleure jamais, ma fille.
– Oh ! si, vous pleurez.
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