Qu’avez-vous donc ? Je ne reconnais
plus le « roi de l’huile ».
Sir Jonathan réfléchit profondément et
dit :
– C’est vrai, je ne suis plus
« moi-même ». Pour la première fois de ma vie, j’ai
peur.
Charley ricana :
– Ah ! ah ! le roi de l’huile a
peur… Peur de quoi ?
– Je ne sais pas, fit Jonathan.
– Eh bien, je le sais, moi. Voulez-vous
que je vous le dise ?
– Dites : je ne serai pas fâché de
le savoir.
Charley vida son verre, appela le stewart qui
rapporta du whisky et s’expliqua :
– C’est simple. Vous êtes heureux… trop
heureux. Vous n’avez jamais été aussi heureux. Vous allez vous
unir, dans un mois, à une jeune fille pauvre que vous adorez et…
qui vous aime.
Charley fixa attentivement la jeune fille qui
semblait n’avoir pas entendu.
– Et qui vous aime… Cet événement tient
plus de place dans votre vie que tous ceux qui vous ont conduit si
rapidement à cette fortune colossale, la fortune du roi de l’huile…
Oui, vous êtes si heureux que vous ne croyez pas à votre bonheur…
Vous redoutez qu’il ne vous échappe. Voilà de quoi vous avez peur…
Votre vieux cœur durci, votre vieux cœur tanné de marchand de
pétrole et de salaisons… s’est amolli « au souffle de
l’amour », comme l’on dit dans les magazines de miss
Mary… Ah ! ah ! vous êtes un sentimental.
Charley ricana encore :
– Un sentimental, vous dis-je !
Sir Jonathan regarda Charley et dit :
– Ça n’est pas possible !…
Charley continua :
– Un sentimental, vous dis-je ! Vous
ne savez pas combien votre cœur est malade… Non, vous ne le savez
pas… Mais je vais vous l’apprendre. Écoutez ceci : Admettons
que miss Mary, après avoir dit oui, dise non !
Le roi de l’huile fut debout, frappa la table
d’un formidable coup de poing et cria :
– Taisez-vous, Charley ! Vous êtes
un fou !
Et il répéta, dans une animation
extraordinaire :
– Vous êtes un fou ! un fou !
un fou !
Charley, très calme, l’apaisa :
– Ce n’est qu’une hypothèse.
– Oui, oui, fit Jonathan en se rasseyant,
ce n’est qu’une hypothèse…
– Admettons donc…
– Non, non, n’admettons pas…
– Je veux bien ne pas admettre, mais vous
ne saurez pas alors à quel point votre cœur est malade.
– Alors, admettez ; moi, je n’admets
pas.
– Je suppose donc que miss Mary dise non
après avoir dit oui. Pour qu’elle redise ce oui, vous donneriez
bien toutes vos huiles et tous vos pétroles de Pennsylvanie et vos
usines d’Oil City ?
– All right !
– Et si ça ne suffisait pas,
vous donneriez peut-être encore vos vastes établissements de
Chicago et toutes vos salaisons passées, présentes et à
venir ?
– All right !
– Et si ça ne suffisait pas
encore, vous abandonneriez sans doute les immenses terrains que
vous venez d’acheter au pied des collines Noires et qui sont,
dit-on, infiniment riches en minerai d’or ?
– All right !
– Et toute votre fortune
acquise, enfin ! Et vous iriez joyeusement à la ruine, quitte
à recommencer une fortune nouvelle, plutôt que de renoncer à ce
joyau unique au monde et qui vaut à lui seul toutes les richesses
de la terre : miss Mary !
Jonathan baissa la tête et fit doucement un
dernier « all right ! ».
– Vous connaissez maintenant l’état de
votre cœur, conclut Charley.
– Oui, tout cela est vrai. Je donnerais
tout pour Mary.
Il prit la main de la jeune fille, la serra
dans les siennes en un geste de passion.
– Vous voyez, Mary, ce que vous avez fait
de mon vieux cœur tanné, comme dit Charley.
Miss Mary tourna lentement la tête vers le roi
de l’huile et lui sourit.
– Oh ! votre sourire, Mary, votre
sourire ! Il faut que vous sachiez ce que m’a fait votre
sourire. Il faut que vous sachiez ce que j’étais avant votre
sourire !
Sir Jonathan se leva et allait, sans aucun
doute, se livrer à une tirade de « jeune premier », quand
il se rassit soudain et, se tournant vers Charley :
– Avant, il faut que je vous parle
business, mon bon Charley. Réglons la situation comme si
l’un de nous devait être scalpé dans deux heures. Je puis mourir…
disparaître…
– Plus bas ! interrompit Charley. Si
le stewart entendait, il rirait.
– Je puis mourir, et il faut que vous
connaissiez le but de notre voyage à Denver.
– Je vous écoute.
– Vous me disiez tout à l’heure que
j’avais acheté d’immenses terrains au pied des collines Noires et
qu’ils devaient être riches en minerai d’or. C’est vrai.
Malheureusement, l’or est engagé dans ces minerais en parties
presque invisibles. On ne peut l’en extraire qu’au prix des plus
grandes difficultés. Cela tient aux sulfures qui l’entourent.
Jusqu’alors, on a usé de la vapeur d’eau surchauffée, comme
désulfurant, sur ce minerai, préalablement réduit en poussière, et
l’on a traité ce résidu par l’amalgamation. Les résultats sont plus
que médiocres. Et c’est ce qui explique le peu de valeur relative
de ces terrains et le bon marché de leur vente. Mais imaginez un
procédé inconnu, une invention nouvelle qui fasse rendre à ces
terrains vingt fois plus d’or qu’ils n’en donnent à cette heure…
Alors, c’est la fortune.
– Sir Jonathan, interrompit Charley, vous
parlez comme un pauvre.
– On n’est jamais assez riche. Eh bien,
ce procédé, je le possède, Charley. Et c’est pour l’expérimenter
que nous nous rendons au pied des collines Noires. Vous comprenez
dès lors que je ne tiens point à emporter avec moi, si je
disparais, le secret de l’invention. Vous me fûtes toujours un
employé fidèle, Charley, et intelligent. À Oil City, vous m’avez
été du plus grand secours, et je vous dois en partie la prospérité
de mes établissements. Si le sort veut que je ne puisse exploiter
mes terrains aurifères avec le procédé dont je vous parle, je ne
vous lègue pas les terrains, mais je vous donne le procédé. Je vous
jure que c’est mieux.
– Et comment pourrai-je prendre
connaissance de cette invention merveilleuse ?
– Voici. Vous laissez, à Cheyenne,
l’Union Pacific railway. Vous prenez l’embranchement de l’Union
Pacific railroad et vous débarquez à Denver. Allez immédiatement à
l’hôtel d’Albany et demandez sir Wallace.
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