C’est un de mes meilleurs amis. Quand vous le verrez venir à vous, prononcez immédiatement ces paroles convenues : « The queen city of the Plains ». Sir Wallace comprendra et vous livrera un pli. Je le lui ai remis à mon dernier voyage au lac Salé, ne voulant point emporter avec moi les papiers précieux qu’il contient. Ils vous appartiendront, Charley. C’est le procédé, c’est l’invention merveilleuse, comme vous disiez tout à l’heure.

– Merci, sir Jonathan. Mais vous n’êtes pas encore enterré, que diable ! Et si je ne dois être riche qu’au lendemain de votre mort, je suis pauvre pour longtemps. Que ne prenez-vous l’habitude d’être généreux de votre vivant ? Cette générosité après décès est profondément immorale. Elle pousse les plus vertueux à désirer secrètement qu’un accident propice leur enlève les êtres les plus chers.

– Vous avez de ces pensées, Charley ?

– Parfaitement, depuis que vous m’avez entretenu d’une fortune possible…

– Vous voulez plaisanter. Cela m’étonne. Vous ne plaisantez jamais. Vous êtes d’une humeur bizarre, Charley.

– Si je pense à votre mort, je pense aussi au désespoir que miss Mary en ressentirait, et cela m’empêche de la souhaiter.

– Voilà qui est bien dit, mon ami. Cette chère Mary !

Jonathan se tourna vers la jeune fille.

– À vous aussi, dit-il, j’ai pensé.

– Allons, allons, ne nous attendrissons pas, interrompit Charley. Je vous en prie, ne nous racontez point votre testament…

– C’est vrai. Je suis une vieille bête. C’est de votre faute, Mary. Jamais je n’eusse pensé à ces choses avant votre sourire, ma petite Mary. Et, maintenant que j’ai réglé le business, je veux vous parler de mon amour pour vous et vous dire ce que vous avez fait de cet animal grossier qui était le roi de l’huile.

Miss Mary desserra les dents.

– Je sais ce que je vous dois, mon bon ami, mais vous ne me devez rien. À vous entendre, on vous croirait mon obligé. Je ne le veux pas.

– Ma foi, voilà une belle querelle amoureuse, fit Charley, sarcastique.

– Oui, je veux lui dire que j’étais une sorte de monstre au physique et au moral, un être égoïste et féroce qui a fait souffrir et mourir quantité de misérables pour l’édification de sa fortune et la satisfaction de ses instincts. Maintenant, je ne suis plus ce monstre moral…

– Mais vous êtes toujours le monstre physique, dit froidement Charley.

Un peu « estomaqué », le roi de l’huile se tourna vers Charley :

– Que signifie ceci ?

– Ceci signifie que, si miss Mary a modifié le monstre moral, elle a laissé son enveloppe au monstre physique. Vous ne sauriez vous froisser de vos propres expressions. Il n’était point en son pouvoir de faire tomber votre ventre, que je sache, ni de changer la couleur de vos cheveux.

Jonathan répondit tristement :

– Hélas ! non. Mais, puisqu’elle m’accepte ainsi, c’est que je ne lui déplais point. N’est-ce pas, Mary ?

– Je serai votre femme, dit-elle.

– Vous voyez bien. Mary n’a jamais menti.

Et le roi de l’huile eut un attendrissement. Pour se donner une contenance, il tira son couteau de sa poche, un large couteau effilé qui pouvait servir à découper les gens et les choses, à tailler les Indiens et les ongles. Il en usa pour se nettoyer les dents.

Et comme les observations peu flatteuses de Charley sur son physique lui trottaient par la tête, il ouvrit un petit miroir qu’il avait en réserve dans son gilet et se contempla dans la glace, cependant que son couteau nettoyait sa mâchoire.

À ce moment, sir Jonathan avait en face de lui miss Mary et tournait le dos à Charley. Tout en jouant du couteau dans sa bouche, il se répétait à part lui les paroles de Mary : « Je serai votre femme… Je serai votre femme… Je serai votre… »

Il n’acheva pas cette dernière phrase intime. Son couteau lui échappa des mains, et le roi de l’huile devint d’une pâleur mortelle…

Dans sa glace, il venait de voir, derrière lui, Charley dont les lèvres articulaient nettement et silencieusement, à l’adresse de miss Mary, ces trois mots : « I love you. »

II

 

Le train avait dépassé Columbus. Les dernières nouvelles étaient assez rassurantes. Les Indiens n’avaient point donné signe de vie depuis vingt-quatre heures. On pensait généralement qu’ils s’étaient retirés au delà de Silver Creek, aux environs de Lone Tree (l’arbre solitaire).

C’est ce qui se disait sur les passerelles, où l’on veillait toujours.

– À moins qu’ils n’aient rétrogradé jusqu’à Kearney, fit un Canadien qui prétendait connaître les coutumes des tribus de ces parages pour avoir eu déjà à repousser leur assaut.

– Pour moi, prétendit un Yankee, on ne les verra point avant Plum Creek.

– À moins qu’ils ne s’en soient allés jusqu’à Alkani, Big Spring ou Julesbourg, dit en riant le Français sceptique qui avait lu le Tour du Monde en quatre-vingts jours.

– Bah ! fit le Canadien, ils ne sont point problématiques du tout.

– Vous les avez vus ? interrogea le Français incrédule.

– Mieux que je ne vous vois, attendu que la chose s’est passée de jour. Ils étaient fort laids.

– Je crois surtout, monsieur le Canadien, que la chose s’est passée dans votre imagination. Comme Canadien, vous êtes beaucoup Français et un peu « du Midi ». Nous autres gens du Nord…

– Vous n’allez point prétendre que Québec est en Provence ? fit le Canadien, agacé.

– Je le regrette, monsieur. Non, je n’irai point jusque-là.