J’estime qu’il y a plus de danger à
traverser le boulevard, au carrefour Montmartre, à quatre heures du
soir, qu’à se promener en express, dans le Nebraska, à deux heures
du matin.
Le Yankee s’approcha du Français et lui
dit :
– Je parie avec vous.
– Vous pariez avec moi ?
– Oui, monsieur, je parie avec vous pour
les Indiens. Et vous pariez pour le boulevard.
– Je ne comprends pas.
– Oh ! cela m’étonnerait beaucoup
d’un Français. Je parie que je passe quatre fois le boulevard, au
carrefour Montmartre, vous dites. Alors je ne serai pas écrasé. Et
vous vous traverserez quatre fois l’État de Nebraska, sur l’Union
Pacific railway, et vous serez attaqué, au moins une. Parfaitement.
Je dis. Tenez-vous ?
– Mais, pour tenir votre pari, mon cher
monsieur, il me faudrait revenir en Amérique, et mon commerce de la
rue du Sentier…
– Aoh ! je voyagerai bien pour la
France, pour traverser le boulevard…
– Impossible, cher monsieur,
impossible…
– Je croyais qu’impossible n’était pas un
mot français. Je me trompais. Au revoir, monsieur.
L’Américain s’éloignait, quand il revint
soudain sur ses pas et dit au Français :
– Voulez-vous parier pour ce voyage, tout
seul ?
– Il y tient, fit le commerçant de la rue
du Sentier. Et qu’est-ce que nous parions ?
– Dix mille dollars. Ça va ?
Le Français fit un bond :
– Cinquante mille francs !…
J’aimerais mieux un déjeuner… Oui, parions un déjeuner.
Voulez-vous ?…
– Un déjeuner à Tortoni ? fit
l’Américain.
– Mais ça va vous déranger ?
– Non : c’est tout près.
– L’Océan… Il y a l’Océan…
– Pourquoi vous dites
l’« Océan » ? Ces Français sont rigolos… Je parle de
Tortoni, 107, O’Farell street, San Francisco.
– Je vous demande pardon : c’est que
nous avons aussi, à Paris, un Tortoni.
– Ah ! vous nous copiez !… Ça
va ?
– Ça va !
L’Américain et le Français, pour sceller le
marché et rendre définitif le pari, se livraient à un
shake-hand des plus vigoureux, quand leurs mains furent
soudain séparées par le passage aussi rapide qu’inattendu d’un gros
et grand corps qui fuyait de passerelle en passerelle, se rendant à
l’arrière du train, sur la terrasse, plate-forme découverte qui
termine presque tous les convois américains.
Arrivé au bout de sa course, Jonathan criait
sa douleur à la nuit immense de la Prairie, et les cris se
perdaient dans le roulement de tonnerre de ce train qui mugissait
de toutes ses roues, de tous ses essieux, de toutes ses chaînes, de
toutes ces choses de fer et d’acier qu’il emportait à travers
l’espace à une vitesse de cent kilomètres à l’heure.
La nuit de ces espaces et la plainte
mugissante de ce train qui semblait condamné à des courses sans but
dans des plaines sans limites, étaient bien le cadre et
l’accompagnement qu’il fallait à la douleur de cet homme.
Jonathan revoyait les lèvres de Charley, ces
lèvres pâles et minces, ces lèvres imberbes qui articulaient la
phrase d’amour. Car le doute n’était point permis. La voix serait
sortie de cette bouche retentissante et aurait crié :
« I love you ! » qu’il n’aurait pas été
plus sûr de son malheur.
D’où venait donc qu’il n’avait point tué cet
homme ? Que ne s’était-il retourné et ne l’avait-il
broyé ? Où avait-il puisé cette force suprême de contenir
l’effroyable colère qui s’était ruée en tout son être et le désir
immédiat de vengeance qui, une seconde, avait armé son bras du
couteau tombé à terre et précipitamment ressaisi ? Par quel
miracle s’était-il redressé calme en apparence et dompté ? Par
quel sortilège, d’une voix naturelle, leur avait-il annoncé qu’il
les laissait seuls quelques instants, ayant des ordres à donner au
porter pour le drawing room ?
Car il avait accompli cet effort surhumain et
son geste banal avait ouvert et refermé la portière du car. Mais
aussitôt sur la passerelle, à l’abri des regards de Charley et de
Mary, ses mains étaient allées déchirer sa poitrine sous la
chemise, arrachée, et un « han ! » formidable de
douleur avait jailli de sa gorge contractée, et alors comme un fou,
il s’était précipité dans le corridor central, il avait traversé le
train dans toute sa longueur et il était venu s’abattre dans un
coin de cette terrasse solitaire qui allait offrir un abri
momentané à son désespoir.
Et, pendant que ses poings et que ses ongles
labouraient et ensanglantaient son thorax velu, il se félicitait de
cette courte victoire sur lui-même, car il allait savoir la vérité.
Il avait bien vu les lèvres de Charley, mais il avait vu aussi
celles de Mary, et ces lèvres étaient restées fermées. Il avait
fixé son regard et, comme les lèvres, le regard de Mary était resté
muet. Charley avait dit qu’il aimait, mais Mary n’avait pas
répondu. Était-ce de la prudence ? Était-ce du
dédain ?
Ce problème cruel, comme il le voulait
résolu ! Et comme il allait le résoudre !
Mary ne l’avait-elle pas trompé déjà ?
Était-elle sur le point de le tromper ?
Ce doute le faisait abominablement souffrir.
Était-ce un doute ? Ne s’aveuglait-il pas en espérant
encore ? Il se disait, il avait le courage de se répéter que
Charley n’aurait jamais osé articuler la phrase exécrée si Mary ne
lui en avait pas donné le droit !
Et ce silence de Mary, ce silence même
n’était-il point un aveu ? Elle n’avait point répondu aux
lèvres de Charley, mais elle n’avait point été surprise.
Et Jonathan découvrait des choses dans ce
silence qui lui faisaient se cogner éperdument la tête contre les
barres de fer de la terrasse.
Certes, elle devait être accoutumée à ces
manifestations muettes de l’amour de Charley. Quand il était là,
entre eux, leurs gestes devaient s’entendre ; leurs mains,
derrière lui, devaient se serrer et peut-être s’étreindre.
Ah ! le sot ! l’incroyable imbécile
qu’il avait été de croire à la pureté de Mary et à la loyauté de
Charley ! Comme on s’était moqué de lui !
Cette Mary, cette enfant de rien, du hasard,
de la misère, cette gamine loqueteuse et mendiante qu’il avait
ramassée, un jour de promenade, avec sa mère, sur le pavé de
Chicago. Six ans ! elle avait six ans à cette époque !
Ses beaux grands yeux clairs l’avaient séduit tout de suite, ses
yeux qui imploraient. Et il avait dit à la mère et à l’enfant de le
suivre. Pourquoi avait-il fait cela ? Était-ce de la
pitié ? Il ignorait ce sentiment. Il n’avait jamais connu la
pitié. Son cœur avait toujours été dur aux autres et à lui-même. Il
n’aimait point les autres et il ne s’aimait pas. Il avait un mépris
universel pour les gens et pour les choses. Oui, il avait fait cela
par caprice, pour s’amuser, pour passer le temps.
Et son caprice avait duré. Il avait donné une
place à la mère et mis l’enfant à l’école. Il exigea simplement que
la petite vînt lui montrer ses yeux, tous les jours, un
instant.
La mère était morte. La petite continua à
venir, et il arriva ceci : c’est qu’il put de moins en moins
se passer des yeux de cette petite. Il la prit dans ses
bureaux ; il s’arrangea pour l’avoir près de lui le plus
longtemps possible.
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