Mary était douce, aimante, infiniment
reconnaissante à Jonathan de ce qu’il avait fait pour sa mère et
pour elle. De ses bureaux, elle passa dans sa maison et elle fut la
joie de son intérieur de garçon égoïste et déjà cent fois
millionnaire. Elle grandit à ses côtés, et il l’aima. Car elle
était très belle, pas d’une beauté de jeune fille : elle était
déjà d’une beauté altière et définitive de femme à dix-sept ans. Et
ce mélange de douceur dans le caractère, de tendresse dans l’âme et
de superbe et orgueilleuse beauté fit qu’un jour sir Jonathan
Smith, le roi de l’huile, lui demanda sa main, en tremblant.
Mary, extraordinairement émue, promit à
Jonathan d’être sa femme.
Depuis cette heure, Jonathan ne se
reconnaissait plus. Comme il le disait à Charley, « il n’était
plus lui-même ». Une joie inconnue l’avait transformé. Le roi
de l’huile n’avait jamais aimé, et il aimait ! Et avec cette
passion, avec cette violence qu’il mettait à toutes choses et qui
l’avait rendu si redoutable dans les affaires.
Le mariage devait avoir lieu après son voyage
à Denver. Mais il ne se séparait plus de Mary et l’avait emmenée
avec lui.
– Je veux régler toutes mes affaires
avant notre bonheur, disait-il à Mary. Nous aurons une grande année
de joie sans mélange, une longue lune de miel que nous irons
passer, comme les Parisiens, en Suisse. Charley sera là pour me
remplacer.
Charley ! son premier, son meilleur
employé. Celui en qui il avait mis toute sa confiance et qui, à
cette heure, se rendait coupable de l’exécrable trahison !
Comme il avait eu tort de lui permettre l’approche quotidienne de
Mary ! Qui sait, maintenant, quels liens les
unissaient ?
Et comme, d’autre part, il avait eu raison de
douter de son bonheur ! Et comme ses craintes, ses
appréhensions, la terreur d’une catastrophe prochaine détruisant
tout l’édifice de son amour, comme tout cela était
justifié !
Longtemps Jonathan Smith s’abîma dans de
profondes pensées… Brusquement, il se redressa et dit :
– Tout cela n’est peut-être point
vrai ! Ces lèvres qui ont remué disaient des choses que je ne
sais pas et qui n’étaient point des choses d’amour… Des lèvres qui
remuent… Il est difficile de mettre des paroles sur des lèvres qui
remuent…
III
Cette nuit-là et le jour qui suivit se
passèrent sans incident. Point d’Indiens à l’horizon. Le convoi
reprenait sa physionomie habituelle, chacun vaquant à ses
occupations et à ses plaisirs et finissant par se désintéresser du
spectacle des plaines succédant aux plaines.
On approchait du Colorado, et avant de
remonter vers le Wyoming, on stationnerait à Julesbourg, ville aux
environs de laquelle toute crainte de danger semblait devoir être
écartée.
Seuls, à la terrasse de l’arrière, étendus sur
deux fauteuils parallèles, Charley et Mary, muets et graves,
contemplaient le soleil qui se couchait à l’occident de la
Prairie.
On eût dit qu’il descendait à l’horizon des
mers. Immense comme un océan, la Prairie avait ses vagues. C’était
l’ondulation monotone de ses herbes et de ses foins. Leurs ombres
venaient de très loin en lames successives et régulières, et ces
lames déferlaient à la rive des rails et des ballasts avec une
plainte douce sous la brise.
L’astre, plus bas sur l’horizon, allumait un
incendie.
Et ce fut, à l’ouest, un embrasement soudain
du ciel et de la terre.
Tout flamba dans une vaste apothéose.
Charley avait pris la main de Mary. Tous deux
regardaient. Leur émotion était immense comme le spectacle qu’ils
avaient sous les yeux. Le couchant perdit de son éclat. Cela cessa
d’être du feu et cela devint du sang : un jaillissement
écarlate et formidable que la terre poussait vers les cieux, comme
si elle vidait tout le sang de son cœur. Et elle entra en agonie.
Ses veines, bientôt exsangues, charrièrent à l’horizon des globules
moins vermeils, La vie s’en allait, et le soir glissa sur la
Prairie et gagna, d’ombre en ombre, l’extrême limite des
choses.
Le crépuscule s’éclaira encore des reflets
métalliques de la rivière Platte, que le train n’avait pas quittée
depuis Omaha. Large, sans profondeur, coulant à peine et stagnant
presque toujours dans cette plaine en nivellement quasi
géométrique, the Plater river traversait ainsi, de
compagnie avec le railway, tout l’État de Nebraska.
Le silence de l’étendue n’était alors troublé
que par les cris brefs des chiens des prairies. Quelques antilopes
vinrent boire à la rivière, ombres vite évanouies à l’approche du
train.
Mary s’aperçut que sa main était restée dans
la main de Charley. Elle la retira.
– Nous allons rentrer, dit-elle.
Et elle se leva.
Mais Charley était près de la porte et lui
interdisait le passage.
– Un mot encore, implora-t-il.
– Nous n’avons plus rien à nous dire, mon
ami.
– Mary, Mary, écoutez-moi…
– Je ne veux plus vous écouter. Charley,
vous voyez ce que je souffre… Ne parlons plus jamais de ces
choses…
Elle dit plus bas :
– Et puis ne soyons pas imprudents.
– Je vous l’ai juré, Mary, il ne sait
rien et il ne saura jamais rien de notre amour…
– Je vous dis que vous avez été
imprudent. Hier, quand vos lèvres ont remué… Je crois qu’il a vu
vos lèvres, Charley.
– Non, cela ne se peut. Vous pouvez bien
me pardonner… Vous ne les verrez plus longtemps, mes lèvres…
Il ajouta, plus sombre :
– Votre pouvoir n’ira point jusqu’à me
faire supporter une existence qui m’est odieuse.
– Mon pouvoir ira jusque-là…
– Combien vous êtes cruelle ! si
vous saviez ma lassitude de vivre !… Hier, voyez-vous, quand
il m’a parlé si mystérieusement de ce pli que je trouverais à
Denver, de ce pli qui contenait, s’il mourait, lui, le secret de ma
fortune… J’avais envie de lui rire insolemment à la figure, à sa
face immonde de millionnaire… à la face de votre époux,
Mary !
– Encore une fois, mon ami, ayez
pitié…
– Écoutez, Mary. Je vous ai demandé une
seconde encore, une seconde… C’est que j’ai une chose à vous dire…
Oh ! une chose très grave… Vous m’entendrez bien une
seconde.
– Je sais toutes les choses graves que
vous avez à me dire, Charley, et vous me les avez dites déjà…
Charley se laissa tomber sur un fauteuil. Il y
eut un silence.
– C’est vrai, dit-il.
– Vous voyez bien, fit-elle, qu’il faut
que tout ceci se termine… Laissez-moi passer…
Mais elle s’arrêta d’elle-même.
1 comment