Un gémissement
la fit se retourner.
– Alors, je vous quitterai à Denver,
disait Charley d’une voix rauque. Vous partirez, et je ne vous
verrai plus… Et vous épouserez cet homme ! Vous, la femme de
Jonathan Smith ! Vous ne savez pas ce que c’est que Jonathan
Smith ! si vous saviez !
– Vous m’avez dit qui il était, et je
l’épouserai, Charley. Voilà trois mois que ces querelles me
poursuivent, à toute heure du jour. Je suis effroyablement
lasse…
– C’est un misérable ! C’est un
monstre !
– C’est mon bienfaiteur !
– Votre bienfaiteur, lui ! C’est
votre créancier ! Et il réclame le paiement de votre
dette…
– Je la paierai…
Charley se tordait les mains :
– Malheureux que je suis !… Et dire
qu’avec cette passion que je croyais toute-puissante, je suis
incapable de vous inspirer la haine de cet homme ! Vous, pour
qui il s’est montré bon, tendre et généreux, vous ne savez pas,
vous ne saurez jamais ce qu’il fut pour les autres, vous ne vous
doutez pas de son égoïsme et de sa cruauté !
– Vous m’avez dit toutes ces choses,
Charley.
– Vous ne vous en souvenez plus.
– Je veux les oublier.
– Il en est que je ne vous ai pas
dites.
– Taisez-vous.
– Je parlerai, Mary, et cependant, j’ai
donné ma parole d’honneur de me taire.
– À qui ?
– À Jonathan. Mais je parlerai tout de
même.
– Vous agissez mal, Charley.
– Je le sais, mais ça m’est égal de ne
point tenir ma parole, voyez-vous ; est-ce que vous avez tenu
la vôtre ?
– Oh ! Charley, est-ce que vous
ignorez que je ne suis point maîtresse de ma destinée ?
– Ignorez-vous que je ne suis point
maître de mon amour ? Je parlerai ; je veux que vous
sachiez tout. Jonathan Smith a un fils, miss Mary.
Ils se turent un instant.
– Vous divaguez, Charley ; si
Jonathan avait un fils, il me l’eût avoué.
– C’est à moi que cet aveu fut fait.
– Voilà qui est étrange.
– Oh ! vous comprendrez… Il y a dix
ans, Jonathan connut une jolie fille. Elle était honnête,
appartenant à une famille pauvre. Il l’enleva à sa famille ;
la jolie fille lui donna un enfant, et depuis, elle est morte.
– Elle mourut de quoi ?
– De désespoir et de privations.
– Il l’avait abandonnée ?
– Oui.
Ces révélations semblaient produire un grand
effet sur la jeune fille.
– Voilà l’homme, continua Charley.
– Qu’est devenu l’enfant ?
– Ce qu’il a pu durant huit années.
– Jonathan ne s’occupait point de son
enfant ?
– Il m’a dit que, s’il lui avait fallu
s’occuper de tous les enfants que le hasard lui avait donnés, il
n’aurait pas eu le temps de s’occuper de ses affaires.
– Oh !…
– C’était peut-être une parole de
fanfaronnade. Je ne puis affirmer que ce que j’ai vu.
– Qu’avez-vous vu ?
– Il y a deux ans, Jonathan me dit :
« Charley, vous allez partir pour La Nouvelle-Orléans. »
Et il m’avouait cette lamentable histoire d’amour dont je vous
parlais tout à l’heure, il m’avouait sa paternité et l’ignorance
dans laquelle il se trouvait de ce qu’était devenu son fils.
J’avais mission de le rechercher et de veiller à ce que désormais
il ne manquât de rien. La tâche était difficile, car la mère avait
disparu et, depuis plusieurs années, nul n’avait entendu parler
d’elle. Après six mois de recherches, je trouvai la piste de la
malheureuse. Je suivis cette piste. Au bout, je trouvai la mère
morte et l’enfant à l’agonie. L’enfant manquait de tout et
succombait de misère. Je pus le sauver et, suivant les indications
de Jonathan, je le plaçai dans un family house de La
Nouvelle-Orléans, où il se trouve encore. Le petit a huit ans.
– Comment s’appelle-t-il ?
– On l’appelle William.
– Sir Jonathan continue à s’occuper de
son fils ?
– Tous les mois, Mary, pour faire
parvenir à la pension le prix de l’entretien de William. Mais cette
pitié tardive vous fera-t-elle oublier la conduite criminelle de
Jonathan pendant les huit premières années ?
– Je veux oublier tout ce qu’il y avait
de mauvais dans cet homme et ne plus voir que ce que j’y découvre
de bon.
– Prenez garde ! prenez garde !
tout cela n’est que passager ! Tout cela est factice ! Il
se lassera de vous, Mary, et il brisera le jouet que vous fûtes en
ses mains. La nature perverse et grossière de cet homme
réapparaîtra avant qu’il soit longtemps. Cette transformation, ces
remords qui l’ont fait rechercher son fils, tout cela vous est
dû ! Tout cela est arrivé parce qu’il vous aimait. Quand il ne
vous aimera plus, nous reverrons le véritable roi de
l’huile !
– Aussi faut-il qu’il m’aime toujours,
fit Mary, et vous voyez bien qu’il faut que je l’épouse…
Charley gémit encore :
– Souvenez-vous des vœux que nous
échangeâmes, Mary, le soir de cette promenade dans le parc ;
sir Jonathan faillit nous surprendre, mais vous n’aviez point perdu
votre sang-froid, car vous disiez que Jonathan voulait votre
bonheur et qu’il ne s’opposerait point à notre mariage. Et comme
vous saviez votre influence immense sur cet homme, vous m’avez
dit : « Ne parlez point de notre mariage à quiconque.
C’est moi-même qui demanderai votre main, Charley, à mon ami, et
mon ami ne me la refusera pas. » J’étais heureux.
– Votre bonheur n’avait d’égal que le
mien, Charley.
Charley leva les yeux sur Mary. Il vit qu’ils
étaient pleins de larmes.
– Vous pleurez, Mary, à ces souvenirs.
Certes, je crois que vous m’aimiez, alors. Nous nous aimions déjà,
il y a trois années, quand je vous voyais chaque jour dans les
ateliers de Chicago. Vous étiez une grande fillette.
– C’est vrai, j’étais bien jeune.
Cependant mon cœur battait très fort quand vous veniez à moi.
C’était de l’amour, déjà.
– Saviez-vous alors que vous seriez la
femme de Jonathan ?
– Oh ! Charley ! Charley !
Est-ce qu’une telle pensée pouvait entrer dans mon âme, dans ma
petite âme d’enfant ?
– Et plus tard, l’avez-vous
espéré ?
– Jamais ! je vous le jure !
Jamais ! Charley. Pour qui donc prenez-vous celle que vous
appeliez « votre » Mary et qui vous avait donné le droit
de parler ainsi dans la certitude où elle était qu’elle vous
appartiendrait un jour ?… Si j’avais songé à la possibilité
d’une pareille union, à la nécessité du mariage qui est proche,
j’eusse été bien coupable de vous écouter, Charley, dans nos
promenades du soir…
Charley continua, d’une voix plus
âpre :
– Alors, vous ne songiez pas à un pareil
coup de fortune. Vous ne pouviez l’espérer, en effet. Jonathan
était si riche, et vous, si pauvre. Aussi, quand il vous a demandé
d’être sa femme, ce fut une surprise… Quelle surprise, miss
Mary !…
– Charley ! Que voulez-vous
dire ?
– Je veux dire que les filles sans
fortune ne sont point accoutumées à trouver tous les jours des
maris quatre cents fois millionnaires ! Et que, lorsque
l’occasion s’en présente, elles seraient de pauvres êtres sans
intelligence, sans mensonge et sans calcul si elles repoussaient
cette occasion, même quand elles ont engagé leur parole, même quand
elles ont engagé leur cœur !
Mary mit sa main sur la bouche de Charley et
lui dit :
– Mon ami, vos paroles si cruelles
n’exciteront point ma colère. Insultez-moi, méprisez-moi, Charley.
Il ne manquait plus que cela à ma douleur… Vous parlez de
richesses, Charley. Dites-moi si je pouvais les refuser !… Et
songez que j’aurais donné tous les millions de la terre pour être à
vous… Mais Jonathan me demande mon corps, et comme je lui dois
tout, comme je lui dois ma vie et la vie de ma mère, Charley, et
que je n’ai pour le payer rien d’autre que mon corps, il faut bien
que je le lui donne…
Tout bas, Charley demandait pardon et baisait
la main de Mary, qu’il retenait sur sa bouche.
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